La date du 18 avril 2019 avait été cochée depuis longtemps par certains des plus farouches opposants de Donald Jr. Trump. Ce jour devait effectivement marquer l’anéantissement du président étatsuniens selon eux. Depuis des semaines, des mois, des années, les soupçons de collusion entre Trump et la Russie – ou a minima de dépendance très forte du magnat immobilier devenu président à l’égard des services russes – étaient effectivement le principal argument de ceux qui remettaient en cause son élection. Dans cette optique, le procureur spécial Mueller était devenu le bras armé de toute une foule de personnes persuadées voire convaincues que Trump tomberait. Le rapport Mueller était, en toute logique, censé démontrer la nocivité de Trump à l’égard des intérêts des Etats-Unis, il était vu comme la meilleure des armes pour pulvériser un président qu’ils méprisent et qui les méprise, il devait – dans le moins favorable des cas selon eux – discréditer définitivement leur ennemi et pouvait aboutir à la mise en place d’une procédure d’impeachment.
Il n’y avait guère de doutes selon les contempteurs de Trump, il s’était compromis avec les Russes et il allait enfin payer le prix de sa félonie, si bien que tous semblaient alors être devenus des docteurs ès Kompromat (cette pratique russe visant à rendre redevable des personnalités influentes afin d’en tirer des avantages de toutes sortes). Pourtant, le 18 avril dernier il n’en fut rien, le rapport Mueller concluant que rien ne justifiait de telles accusations. En d’autres termes, ce sont bien l’hystérie et le complotisme qui se sont emparés de ceux qui se présentent volontiers comme le cercle de la raison – des Démocrates de l’aile droite aux plus grands noms de la presse étatsunienne en passant par tout un tas de chroniqueurs des plus grands talk-shows. En réalité, toute cette enquête autour de Trump et de sa compromission avec les Russes en même temps que les conclusions tirées en auront dit bien plus long sur ce fameux cercle de la raison que sur un président qui, nous y reviendrons, doit être critiqué sur bien d’autres choses que ce complot inventé de toutes pièces ou presque.
Le rapport Mueller ou la douche froide
Pour bien comprendre et saisir la portée de ce à quoi nous avons assisté pendant de longs mois de l’autre côté de l’Atlantique mais également dans la sphère médiatique française, il faut je crois revenir sur le grand bouleversement qui s’est produit à l’occasion de cette enquête. Nous n’étions pas très loin, me semble-t-il, du tremblement de concept nietzschéen ou, pour le dire plus prosaïquement, d’un confusionnisme à la fois ambiant et désolant. Il n’y a qu’à voir la vigueur avec laquelle le procureur spécial Robert Mueller a été porté aux nues par un grand nombre de personnes dites progressistes. Si l’on accepte de faire l’effort de se rappeler que cet homme fut un dirigeant du FBI – institution peu connue pour son progressisme ou son amour du processus démocratique – la gêne se fait palpable dès lors que l’on se rappelle à quel point les Démocrates (et pas uniquement la branche néoconservatrice) ont fait de lui une idole.
Agir de la sorte est bien plus assurément l’un des symptômes de l’époque qu’autre chose. Plus que le confusionnisme dont j’ai parlé plus haut, ce qui me parait le plus inquiétant est bel et bien le rôle de révélateur que joue cet état de fait. En choisissant de faire de Robert Mueller l’ultime recours, en se contentant de contester la légitimité de l’élection d’un homme qui, quoi que l’on puisse en dire (tant sur la personne que sur le mode de scrutin particulier des Etats-Unis), a remporté l’ensemble ou presque des fameux swing States, en comptant sur une hypothétique golden shower dans un palace moscovite, les opposants de Trump n’ont finalement fait que placer leurs pas dans ceux de la campagne de 2016 et du déni. Ce faisant, ils se sont exposés à une douche glaciale le 18 avril dernier et ont laissé le champ désormais libre aux forfanteries et fanfaronnades de Trump.
Des fake-news ou du complotisme des « anti-complotistes »
Il est évidemment simplificateur et réducteur de se contenter de dire que nous ne faisons qu’assister à la réminiscence de ce qui s’est produit lors de la campagne présidentielle de 2016 mais il me semble pourtant que cette affaire du rapport Mueller – puisqu’il faut bien l’appeler ainsi – démontre avec force et vigueur que ce fameux cercle de la raison n’a rien appris de ce qu’il s’est passé il y a maintenant bientôt trois années. Tant du côté des grands médias que des Démocrates qui se sont succédé sur les plateaux pour expliquer qu’ils étaient sûrs que Trump tomberait – certains allant même jusqu’à dire qu’ils avaient lu des parties du rapport en avant-première et que celui-ci était accablant pour le locataire de la Maison Blanche – la tactique a été la même et a révélé le fourvoiement dans lequel ceux-ci se complaisaient : l’espoir de la prophétie autoréalisatrice.
Au moment de la campagne présidentielle de 2016, les médias en particulier avaient été happés par le biais de confirmation en étant persuadés que Trump ne gagnerait jamais et écartant donc tous les sondages qui faisaient remonter cette tendance, les considérant comme de joyeuses erreurs. Près de trois ans plus tard, rien ou presque n’a changé et le biais de confirmation a été aussi fort. Plus grave encore, tout ce soi-disant cercle de la raison s’est plongé dans la fange par laquelle il définit volontiers Trump, le complotisme. En inventant des liens inexistants, en publiant des informations non-vérifiées, ils n’ont finalement rien fait d’autre qu’agir comme Trump qui, sur Twitter, passe son temps à éructer et à balancer mensonge sur mensonge.
La grande diversion
Il est évidemment important de déconstruire ce complotisme fou qui a gagné ceux qui se prétendent être les garants contre le complotisme mais il faut, me semble-t-il, aller plus loin que cette simple déconstruction. Aussi est-il fondamental d’étudier les ressorts de ce complotisme, ses tenants et ses aboutissants. Depuis un peu plus de deux ans et l’entrée en fonction de Trump, ses opposants se sont en réalité contentés (dans leur grande majorité) de fustiger le personnage, d’expliquer à quel point il avait triché durant la campagne de 2016 et s’était compromis avec les Russes. C’est même l’un des seuls axes d’attaque à l’encontre de Trump alors même qu’il y a tant de choses à fustiger dans la politique menée par celui-ci.
En plaçant toute leur foi dans Robert Mueller, son rapport et l’hypothétique impeachment qu’il provoquerait, les tenants de ce cercle de la raison n’ont rien fait d’autre qu’abdiquer le combat politique pour se contenter de gesticuler sur des sujets institutionnels et procéduraux. Ce faisant, ils n’ont finalement fait que se comporter en mauvais perdants n’acceptant pas la défaite politique de 2016 et refusant de regarder franchement les raisons de la débâcle de Hillary Clinton. Dans cette logique simplement revancharde et punitive, la principale conséquence est assurément d’avoir pratiqué une grande diversion sur les politiques à la fois racistes et en faveur des plus riches menées par Trump depuis son accession au pouvoir.
Ces similarités que l’on veut cacher
Comment, dès lors, expliquer cette grande diversion qui s’est produite depuis plus de deux ans, notamment du côté du Parti Démocrate ? L’on peut évidemment se dire qu’il s’agissait de n’ouvrir qu’un front à la fois et que ces opposants à Trump considéraient alors la voie Mueller comme la plus sûre et la plus efficace. Il est également possible d’y voir la matérialisation de l’alliance entre ces opposants-là et ce que l’on appelle communément l’Etat profond (à savoir principalement la haute administration) et que ces deux groupes ont mutuellement vu cette alliance comme un moyen de se débarrasser de Trump pour mieux se déchirer ensuite. Je crois, pour ma part, que la principale raison est bien moins avouable et réside dans les similarités entre la politique menée par Trump et les positions de l’aile la plus conservatrice des Démocrates.
En déplaçant le débat sur le champ de la morale, ces opposants n’ont finalement rien fait d’autre que de confirmer les thèses de Chantal Mouffe sur les risques que font peser l’instauration d’un modèle a-démocratique et la réduction des différences politiques. Etant donné que les politiques économiques, étrangères et migratoires ne comportent pas de grandes différences entre l’aile la plus conservatrice des Démocrates et Donald Trump, il importe de transformer les débats politiques en débats moraux ainsi que les adversaires en ennemis. En refusant les clivages politiques et en mettant à mal le modèle agonistique, nous aboutissons effectivement à une société beaucoup plus violente, doublement plus violente même : la dénégation des politiques économiques alternative étant la première violence, le passage des clivages politiques aux clivages moraux la seconde.
Le diable russe
Il me semble également important de ne pas oublier les effets collatéraux de cette stratégie de diabolisation de Trump de la part de ce cercle de la raison. Il me parait effectivement évident que nous assistons avec cette enquête Mueller, sa médiatisation, son hystérisation à une sorte de jeu de billards à plusieurs bandes au sein duquel les plus grands perdants ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Parce qu’après tout que Trump soit présenté comme le grand méchant n’est pas bien étonnant, l’on pouvait s’y attendre dès le moment de son élection et, surtout, la politique américaine n’a cessé de gagner en violence verbale à l’égard du président en exercice ces dernières décennies.
La victime qui se dessine en ombre chinoise n’est personne d’autre que la Russie. Il ne me parait pas exagéré en effet de voir dans la dynamique en cours depuis plusieurs années maintenant aux Etats-Unis la volonté de mettre plus bas que terre la Russie de Vladimir Poutine et quelle meilleure stratégie pour faire ressurgir le fameux « axe du Mal » cher à Georges W. Bush que de diaboliser l’héritier de l’ennemi soviétique ? En chargeant la barque de la Russie, en la présentant comme l’acteur capable d’influencer les élections et tirer les fils de Trump comme s’il était un pantin, nous ne sommes guère éloignés d’un complotisme de bas étage qui n’honore personne et assurément pas le soi-disant cercle de la raison, ces complotistes « anti-complotistes ». L’on attend toujours, d’ailleurs, l’acte d’accusation des Décodeurs à l’encontre de tous ces médias qui déjà en 2016 ont désinformé sur le cas Trump et continuent sciemment de le faire.
De Trump à Salvini
Au moment de l’élection de Donald Jr. Trump en novembre 2016, nombreux ont été les Européens à gloser sur la supposée bêtise des Etatsuniens, capables de porter au pouvoir quelqu’un qui s’était présenté pour faire une farce – ce faisant ils semblaient oublier la propension des Européens eux-mêmes à placer des guignols à la tête de leurs gouvernements ou pays. Il me semble que l’on voir à nouveau surgir ce phénomène, cette espèce de mépris postulant que les Etatsuniens seraient des veaux, manipulables et corvéables à merci quand les Européens seraient bien plus éclairés.
Pourtant, la même dynamique que celle que nous observons aux Etats-Unis est actuellement en place sur le Vieux-Continent et la bouffonnerie des élections européennes à venir n’en est pas le moindre symptôme. Le clivage entre soi-disant progressistes et nationalistes qui s’est progressivement imposé et qui est désormais symbolisé par Macron et Salvini n’a effectivement rien à envier à la grande diversion utilisée aux Etats-Unis pour cacher les similarités de politiques menées. Le néolibéralisme effréné et le nationalisme exacerbé, loin d’être opposés se nourrissent l’un l’autre. A la compétition de tous contre chacun fait face la compétition entre ethnies dans une logique de mâchoire d’airain absolument dramatique en cela qu’elle est en train de progressivement fracasser toute ambition réellement progressiste et de gauche en Europe. Alors évidemment, cela n’empêchera pas les Européens de se moquer des Etatsuniens sans même se rendre compte, qu’en réalité, ils seront en train de rire à gorge déployée devant leur propre miroir.
Pour aller plus loin:
La nouvelle guerre froide, Manière de voir n°159 (juin-juillet 2018)
L’illusion du consensus, Chantal Mouffe
Tchernobyl médiatique, Serge Halimi et Pierre Rimbert, dans Le Monde diplomatique mai 2019
Le complotiste de l’Elysée, Frédéric Lordon sur La pompe à phynance
La nouvelle lutte des classes, Slavoj Žižek
Complots, Manière de voir n°158 (avril-mai 2018)
Crédits photo: Etsy
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