Une fois n’est pas coutume, c’est par un détour par le foot que j’aimerais introduire le sujet du jour. Il y a quelques semaines, en effet, l’attaquant italien de l’Olympique de Marseille, Mario Balotelli, a inscrit un but dans un match opposant son équipe à l’AS Saint-Etienne. Jusqu’ici rien d’anormal mais au moment de célébrer ledit but, l’attaquant a dégainé son téléphone pour se prendre en selfie et diffuser la joie collective en direct sur Instagram. Faisant ainsi écho aux milliers de supporters qui s’empressent de sortir leur téléphone pour filmer une action importante, Mario Balotelli a introduit dans l’enceinte du terrain la réalité quotidienne de ce que l’on peut placer sous le vocable de vie par procuration – comprenez qu’au lieu de profiter de l’instant présent, l’on se dépêche de filmer ou photographier ledit instant.
L’on pourrait ne voir dans cet épiphénomène que la célébration loufoque d’un joueur connu pour son excentricité. Je crois cependant que son acte permet d’ouvrir les portes d’une réflexion plus globale sur la question de la surveillance sociale et de la forte tendance du capitalisme à vouloir imposer des normes pour mieux marquer les déviants. Sans doute que l’une des grandes forces de ce système économique est qu’il a réussi à s’imposer dans toutes les sphères de la société ou presque, s’immisçant dans quasiment chaque portion de nos vies si bien que loin de se contenter de régir le monde de l’entreprise, il tend à se répandre partout en drainant avec lui sa matrice de pensée qui n’est autre que celle de l’aliénation.
L’instagramisation ou la vie par procuration
Il arrive parfois que, sans le vouloir, un élément devienne constitutif d’une époque, quitte le domaine du concret pour se transformer en symbole. Il ne me parait pas exagéré de voir en Instagram l’un de ces éléments. Lancé en 2010, le réseau social qui se fonde sur la publication ainsi que le partage d’images et de vidéo a rapidement été racheté par Facebook pour une somme très importante (plus de 700 millions d’€) et revendiquait en 2015 près de 400 millions d’utilisateurs. Il serait facile de pointer du doigt uniquement Instagram et de le rendre responsable de tous les mots relatifs à l’émergence d’une forme de vie par procuration mais je crois que cela ne serait pas juste.
Il me semble qu’Instagram a tout autant été un catalyseur d’une dynamique qui lui préexistait qu’un symbole de celle-ci. Ce que je place sous la définition « d’instagramisation » consiste précisément dans cette dynamique à partager les moments que l’on considère comme positifs. Le corollaire de cette instagramisation n’est bel et bien rien d’autre que la propension désormais très partagée à ne plus vivre les moments présents mais à plutôt tout faire pour que la prise de vue soit de qualité pour mieux montrer au reste du monde à quel point notre vie est parfaite. Car c’est bien là tout l’enjeu, celui de mettre en scène la vie et non pas de la montrer telle qu’elle est, là est bien tout le principe originel d’Instagram.
De la normalisation (et du marquage des déviants)
Il est effectivement important de s’intéresser à ce point-là parce qu’après tout si, à la rigueur, il ne s’agissait que de vivre par procuration et de faire scintiller les flashs lors de concerts ou de matchs cela ne serait pas bien grave. Le nœud gordien du sujet est bien précisément parce que ce concept comporte une force normalisatrice extrêmement puissante. Tout au fil de son œuvre et particulièrement dans Surveiller et punir, Michel Foucault s’est appliqué à mettre en exergue le rôle de normalisation de la justice puisque celle-ci vise en grande partie à marquer les déviants et ceci dans la poursuite d’un double objectif : faire que lesdits déviants cessent de l’être si c’est possible et surtout que ceux-ci servent d’épouvantail à la majorité de la population afin qu’elle reste dans le droit chemin.
Le phénomène d’instagramisation ne vise finalement pas à autre chose, à ceci près qu’il ne s’agit plus d’un processus judiciaire mais plutôt d’une forme de validation sociale. Par ce biais-là il s’agit bien entendu de tenter de forcer la masse à agir comme il faut, en d’autres termes d’accepter les quelques distractions offertes par le système capitaliste pour mieux aliéner dans le monde économique. Quel est l’objectif sinon de montrer que l’on a les meilleurs loisirs, les plus originaux, les plus onéreux ? Il y a là quelque chose d’assez malsain en cela que la logique de compétition inhérente même au capitalisme semble devoir s’imposer dans la sphère privée avec cette mise en scène régulière.
Extension du domaine du panoptique
Toujours dans le même livre, Michel Foucault met en avant les travaux de Jérémy Bentham à propos du panoptique. Le philosophe utilitariste avait effectivement imaginé une prison d’une nouvelle sorte donc le principe consistait dans un double jeu entre les surveillés et le surveillant potentiel : en plaçant une tour au milieu de la prison d’où les surveillants peuvent potentiellement observer tous les prisonniers, l’objectif recherché est précisément de ne jamais laisser tranquille les personnes dans leurs cellules. Jetés dans un inconfort permanent, renforcé par le fait de ne jamais savoir à quel moment on est observé. Dans la continuité de la réflexion sur la nécessité de marquer puis de faire entrer dans la norme les déviants, la logique du panoptique a été pensée comme un instrument de torture mentale.
Si la prison panoptique de Bentham n’a jamais vu le jour à grande échelle, il ne me parait ni absurde ni exagéré de dire que nous vivons aujourd’hui une forme d’extension de ce domaine du panoptique. Evidemment tous les éléments cités dans les parties précédentes sur le contrôle social entrent dans cette logique en cela qu’il s’agit ni plus ni moins qu’une forme de panoptique social à la différence près que nous appliquons désormais nous-mêmes la logique en nous mettant en scène pour que le monde nous surveille. Il nous faut, toutefois, aller plus loin et nous attaquer plus directement au cœur du système capitaliste, à savoir l’aliénation des travailleurs sur leur lieu de travail. Là encore la logique du panoptique a trouvé, me semble-t-il, des réalisations qui servent bien les objectifs de ce système économique. L’émergence progressive du concept d’open space, tout d’abord présenté comme une manière d’être moderne et cool, n’est rien d’autre que la transfiguration du panoptique benthamien au monde de l’entreprise. Qu’est l’open space sinon le moyen de booster la productivité des salariés en faisant que tout le monde surveille chacun ?
Développement personnel, le symptôme
Il y a, selon moi, un autre symptôme de l’aliénation actuelle des personnes ou plus précisément des conséquences de cette aliénation. Tant l’open space et son caractère exacerbé de surveillance que les objectifs absolument délirants imposés à une grande majorité des salariés jouent sur la santé mentale et physique des personnes. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir à quel point les maladies professionnelles, à commencer par les burn out, se multiplient. Face à ce grand malaise qui parcourt la société (auquel il faut ajouter la question de la perte de sens au travail), les bonimenteurs du développement personnel prospèrent. Quand bien même ceux-ci – notamment les plus connus – sont tout des charlatans, il serait à mes yeux partiel et partial de se borner à une critique des personnes.
Surtout, se limiter à cela revient à passer complètement à côté du vrai enseignement. Pareils à des thermomètres, ces charlatans ne font qu’indiquer la gravité de la situation. Il ne me parait d’ailleurs pas innocent de voir que le malaise parcourant la société a donné naissance à ce que l’on appelle développement personnel précisément parce que cette pratique est individuelle et répond à la volonté du capitalisme néolibéral financiarisé d’atomiser la société et de rendre l’individu responsable de tout. Face à cette dynamique morbide il me parait important de recréer du collectif partout, tout le temps. Dans son Meilleur des mondes, Aldous Huxley place peut-être dans le personnage de John le Sauvage la solution à nos déboires : construire, en marge d’une société devenue folle, une autre bien plus saine pour montrer l’inanité de la première. Soyons donc tous des sauvages.
Pour aller plus loin:
La Société du spectacle, Guy Debord
La Société malade de la gestion, Vincent de Gauléjac
Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley
Surveiller et punir, Michel Foucault
La Mise en scène de la vie quotidienne, Erving Goffman
1984, Georges Orwell
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