Voilà désormais une dizaine de jours que la France vit au rythme des gilets jaunes et de leurs actions diverses et variées. Si les incidents qui ont émaillé la journée de samedi ont retenu l’attention, c’est à un véritable mouvement de fond que nous assistons. Bien qu’Emmanuel Macron ait tenté de répondre aux revendications des gilets jaunes dans un discours qui, semble-t-il, était assez fade et creux, il est peu probable que les mots adressés par le locataire de l’Elysée affaiblissent le mouvement – un affaiblissement qui pourrait venir de l’intérieur avec l’autodésignation de représentants du mouvement. Il n’en demeure pas moins que c’est à un mouvement à la fois inédit et protéiforme que nous assistons depuis quelques semaines.
Nombreux ont été les analystes ou les personnalités politiques à tenter d’analyser ou de capter le message desdits gilets jaunes, sans réelle réussite. Il faut dire que les revendications des personnes mobilisées sont extrêmement diverses et que le seul mot d’ordre qui semble se détacher soit le désormais repris presque partout en France « Macron démission ». Cette difficulté à saisir les revendications du mouvement est sans doute inhérente à la forme même de la mobilisation, aux profils des personnes mobilisées (qui semble-t-il ne sont pas des manifestants habituels) ainsi qu’à la grande variété desdites revendications. Pourtant, il ne me parait pas absurde d’affirmer que ce qui importe le plus n’est pas tant les revendications du mouvement que ce qu’il nous révèle en entrant en résonnance avec d’autres mouvements récents dans le pays dans le sens où il s’inscrit dans la continuité de bien des mouvements sociaux très récents.
Déborder les structures
Il est très intéressant de constater que le même week-end où les gilets jaunes ainsi que la marche contre les violences faites aux femmes ont arpenté la capitale, à quelques kilomètres de là le second tour de l’élection législative partielle opposant Francis Chouat (LREM) à Farida Amrani (FI) remporté par le premier a connu une abstention de près de 83%. Je crois effectivement que la concomitance de ces événements n’est pas anodine et nous dit quelque chose de ce qu’il se passe actuellement dans le pays. De Nuit Debout aux gilets jaunes en passant par l’essor des ZAD ou des Black Blocs depuis quelques années, nous assistons en effet à un basculement presque complet des manières de se mobiliser de la part des citoyens. Désertant les urnes – ainsi que le montrent les taux d’abstention toujours plus élevés lors des élections – faisant preuve d’un désintérêt certain pour les syndicats ou les partis politiques, nombreux sont désormais les Français à sembler considérer que pour agir pertinemment les structures préexistantes ne sont plus la bonne échelle.
Il est d’ailleurs assez ironique de constater que ces nouvelles méthodes d’action semblent, elles, constituer les fondements d’un nouveau monde face à un monarque présidentiel qui prétendait en incarner un mais qui n’est que la figure archaïque d’un système à bout de souffle. Par leur engagement important dans ces diverses formes d’actions directes, les citoyens qui s’y engagent semble adresser un message aussi cinglant qu’univoque à un système politique complètement exténué et qui tente par tous les moyens de s’accorder un peu de temps supplémentaire à la manière du condamné demandant encore un instant au bourreau.
Le poids des slogans
Si le mouvement des gilets jaunes se situe en continuité des divers mouvements d’action directe que nous avons vu se mettre en place ces dernières années, il constitue tout de même une rupture. En cela, cette dynamique s’inscrit en miroir de l’action du successeur de François Hollande puisque, lui aussi, constitue une forme de rupture dans la continuité : continuité parce qu’il perpétue un système qui lui préexistait et n’en modifie pas les structures mais rupture parce qu’il porte le niveau d’arrogance et de mépris du dialogue à un niveau jamais atteint jusqu’ici. C’est en ce sens qu’il faut prêter attention aux slogans entonnés lors de rassemblements politiques. De la même manière que le passage du « Résistance » au « Dégagez » lors de la campagne de la France Insoumise à la présidentielle indiquait le virage d’une position défensive à une position offensive, la présence du mot d’ordre « Macron démission » est loin d’être une anecdote.
Il est finalement assez rare en effet que le mot d’ordre qui irrigue un mouvement social soit celui qui appelle au départ du président. A titre de comparaison, Nuit Debout qui avait vu le jour à un moment où le discrédit de François Hollande était à son paroxysme ou presque ne réclamait pas le départ du prédécesseur d’Emmanuel Macron mais se proclamait « contre la loi Travail et son monde ». Il faut donc, je crois, prêter attention à ce mot d’ordre qui monte et tenter de comprendre les raisons de sa genèse. Il ne me parait ni absurde ni exagéré de dire que c’est précisément la pratique du pouvoir de Monsieur Macron qui est la source de ce slogan. En se plaçant d’emblée dans un rapport très vertical au pouvoir, en méprisant tout à la fois les corps intermédiaires (syndicats principalement) et l’opposition, en transformant l’Assemblée en centre enregistreuse et en proclamant fièrement qu’il était le seul responsable et qu’il fallait venir le chercher, Macron a construit les conditions d’un affrontement l’opposant directement aux mouvements sociaux et surtout a permis que l’on réclame presque sans que cela choque plus que ça son départ tant il n’existe aucun fusible entre lui et la rue – uniquement des matraques, des grenades et des bombes lacrymogènes. Finalement, le mouvement des gilets jaunes, à travers son slogan, ne fait qu’exprimer un sentiment partagé par, me semble-t-il beaucoup de monde : nous avons joué avec vos règles, nous avons compris qu’elles ne permettaient pas de changer quoi que ce soit pour nous, il est temps d’en changer. Après tout, les règles ne sont pas faites pour durer éternellement.