Annoncé à l’origine sur les réseaux sociaux, le mouvement des gilets jaunes s’est bel et bien tenu samedi dans toute la France. Alors que nombreuses étaient les personnes à se demander quelle serait l’ampleur de la mobilisation dans la vraie vie, ceux-ci ont démontré qu’ils parvenaient à mobiliser plus que sur les réseaux sociaux et les multiples signatures virtuelles, retweets ou autre « j’aime » se sont matérialisés un peu partout en France où des groupes de gilets jaunes ont bloqué des routes, organisé des chenilles voire même des matchs de foot sur les autoroutes. Face à l’ampleur de la mobilisation, qui semble d’ailleurs se poursuivre bien que baissant en intensité, le gouvernement est resté sourd.
Comme je l’avais déjà écrit vendredi dernier, je pense que certaines des colères portées par les gilets jaunes sont légitimes et se sont surimposées à la revendication première qui concernait la hausse des taxes sur les carburants et uniquement ce point. Face à ce qu’il faut appeler une mobilisation réussie, il importe à mes yeux de tenter d’esquisser une analyse de ladite mobilisation ainsi que des réactions qu’elle a suscitées en cela qu’elles sont révélatrices à de multiples échelles : elles permettent évidemment d’en apprendre plus sur les auteurs de ces réactions mais elles permettent également de tirer des enseignements sur le mouvement en lui-même et donc à permettre de mieux l’appréhender à quelques jours d’une mobilisation non plus nationale mais parisienne.
Le progressisme à peu de frais
Les premières réactions qui me paraissent intéressantes à interroger proviennent assurément de ceux qui se proclament de gauche. Que ça soit sur les réseaux sociaux ou bien sur les plateaux télé, nous avons assisté à un certain déferlement de mépris à l’égard du mouvement des gilets jaunes. D’aucuns ont été tenté de voir dans ce mépris le signe d’un mépris de classe mais je ne souscris pas réellement à cette analyse. Pour qu’il y ait eu mépris de classe encore faudrait-il que les gilets jaunes soient un mouvement de classe, ce qui ne me parait guère évident. Il est en revanche assez aisé de voir que ce mouvement a agrégé des personnes aux revendications diverses, parfois contradictoires – comme est finalement le propre de tout mouvement citoyen. En ce sens, se saisir de certains des débordements racistes pour transformer l’ensemble des participants en beaufs haineux ne me parait pas particulièrement honnête intellectuellement.
Creusons un peu ce positionnement. Il est euphémique de dire que les partis, syndicats et mouvements de gauche ont été mis dans un grand inconfort au fur et à mesure que la mobilisation prenait de l’ampleur sur les réseaux sociaux. Mouvement originellement porté par une revendication de baisse des taxes sur les carburants mais s’opposant frontalement à Emmanuel Macron, les gilets jaunes ont rendu toute une partie de la gauche schizophrène dans la mesure où le noyautage par certains réseaux d’extrême-droite en même temps que par les lobbies autoroutiers rendaient difficilement acceptable un soutien au mouvement. Malgré la présence de ces revendications, les gilets jaunes ont également exprimé un cri de colère d’une partie des Français se sentant oubliés et condamnés à voir leur niveau de vie s’éroder quand celui des puissants progresse encore et encore. Condamner en bloc ce mouvement citoyen et n’y voir que l’agglomérat de personnes uniquement mues par un désir de baisse des taxes permet de s’acheter à peu de frais une posture de gauche en se complaisant dans une espèce d’autocélébration à la fois complètement déconnectée et totalement mortifère pour les idées de gauche.
Dis-moi comment on te traite, je te dirais qui tu es
Une fois ces quelques clarifications effectuées, il convient me semble-t-il de s’attarder désormais sur le traitement médiatique qu’ont reçu les gilets jaunes. Dès avant la journée de samedi, les principaux médias du pays ont ouvert leurs micros et leurs antennes à ce mouvement. S’il ne faut pas négliger le poids que la nouveauté peut avoir pour des journalistes toujours contents de sortir du train train quotidien, cette grande mansuétude interroge et cela, d’autant plus qu’il n’y a pas si longtemps le mouvement Nuit Debout avait été prestement vilipendé. Dès lors, comment expliquer cette couverture médiatique méliorative avant le mouvement ainsi que le traitement de la journée de samedi par les médias dominants de ce pays ?
Il est tout de même important de rappeler que deux personnes sont mortes (l’une a succombé à ses blessures hier soir) en marge de cette mobilisation et que de nombreux blessés ont été à déplorer, y compris dans les rangs des forces de l’ordre. De la même manière, certaines vidéos postées sur les réseaux sociaux interloquent comme lorsque l’on voit un CRS fournir du sérum physiologique à un manifestant manifestement victime de gaz lacrymogène. Faut-il rappeler que lors des mobilisations sociales récentes, les mêmes CRS s’empressaient de retirer les sérums physiologiques aux manifestants ? Par ailleurs, imaginez une seule seconde qu’un mort ait été la conséquence d’une manifestation de Black Blocks ou, cas encore plus extrême, d’un rassemblement de jeunes issus de quartiers populaires. Dans la minute, les principaux médias du pays ainsi que de nombreux responsables politiques auraient appelé à des réactions martiales. Faut-il alors comprendre que le mouvement des gilets jaunes a été traité de cette manière dans les médias dominants parce qu’il ne dérange pas vraiment l’ordre établi ?
Apolitique, vraiment ?
Les gilets jaunes se revendiquent comme étant un mouvement apolitique et citoyen. Par-delà le fait qu’à mes yeux un mouvement citoyen est pleinement politique – au sens qu’il participe de la vie de la Cité – il me parait totalement absurde au sens camusien du terme de ne pas tenter de ranger les revendications des gilets jaunes dans le débat politique. Comme je l’ai dit plus haut, ce mouvement est divers et il est donc impossible de dire que l’ensemble des gilets jaunes sont de tel ou tel bord politique. En revanche, il ne me parait pas exagéré de traiter les revendications selon une vision idéologique et politique des choses. Lorsque Nuit Debout s’est mis en place en 2016, cela ne choquait personne qu’il soit rangé à la gauche de l’échiquier politique en cela que ce mouvement citoyen appelait explicitement et sans équivoque à un renversement de l’ordre établi.
Partant de ce principe, je suis alors fondé à dire que selon ma grille de lecture les revendications premières du mouvement des gilets jaunes ainsi que la forme de l’action menée s’inscrivent dans une vision de droite de la société. Les principales revendications, à savoir une baisse des taxes afin de regagner du pouvoir d’achat, ne sauraient être rangées au côté d’une volonté d’émancipation globale et de renversement de l’ordre établi. Si le mouvement des gilets jaunes a sans conteste recrée du lien et redonné de la force à des personnes se sentant légitimement oubliées et méprisées par la caste au pouvoir, il me semble que les revendications premières de gain de pouvoir d’achat s’inscrivent bien plus dans une démarche individuelle que collective. Il n’y a pas de honte à être tenant de la droite populaire, c’est un courant qui existe depuis des décennies dans notre pays mais il est dommageable de ne pas comprendre cette analyse – ou ne pas vouloir la comprendre. Daniel Schneidermann a d’ailleurs très bien résumé la chose en expliquant que ce qui permettait de classer ce mouvement à droite n’était pas tant les débordements racistes qui l’ont émaillé mais bien plus le positionnement initial qui ne demandait pas une augmentation des salaires mais une baisse des taxes. La forme et la méthode employées rejoignent d’ailleurs cet état de fait en cela que bloquer les routes un samedi pénalisent bien plus les personnes en loisirs que celle allant travailler – à l’inverse d’une pareille mobilisation en semaine.
Sortir du simplisme
La principale réussite des gilets jaunes n’est pas tant, selon moi, le nombre de points de blocages ou la quantité de personnes mobilisées mais bien plus surement le fait qu’ils soient parvenus à créer un clivage presque étanche. En somme il s’agit de se positionner pour ou contre les gilets jaunes sans avoir aucune nuance. La position de Philippe Poutou le résume d’ailleurs assez bien : assez critique du mouvement avant que celui-ci ait lieu, il a tweeté que celui-ci était une réussite qu’il fallait désormais amplifier par le mouvement social en passant sous silence les diverses critiques qui peuvent lui être faites. Il me semble que si, à gauche, nous avons pour ambition de ne pas se fourvoyer face au mouvement que constitue les gilets jaunes, il est urgent de sortir de ce simplisme abêtissant et de ce manichéisme abruti.
Les gilets jaunes sont parvenus à effectuer une mobilisation de grande ampleur, portée par une colère et une désespérance grande dans le pays. Pour que cette mobilisation ne soit pas qu’un coup d’épée dans l’eau je suis d’avis, comme Olivier Besancenot, que le mouvement social doit rattraper la balle au bond. Ceci ne signifie pas de minimiser voire de dissimuler les critiques qui peuvent être faites au mouvement – comme par exemple sa philosophie originelle qui est anti-taxes et non pas porteuse d’un idéal d’émancipation globale – mais bien plus de les assumer franchement pour dépasser les impasses qui pourraient poindre, dans une logique finalement très dialectique. Je crois effectivement que pour faire plier la caste au pouvoir il faut la taper là où cela lui fait mal, c’est-à-dire au porte-monnaie. Seuls un blocage et une grève illimités peuvent permettre la victoire. A ce titre, il sera très intéressant de voir comment les médias dominants traiteront un tel mouvement social s’il venait à voir le jour. Il y a fort à parier qu’il soit beaucoup moins mélioratif que celui accordé aux gilets jaunes. Dis-moi comment on te traite…