« Nous avons pris la décision, douloureuse, d’annuler les deux dates de concert au Bataclan ». En une phrase et quinze petits mots, Médine a mis fin, vendredi, à la bataille avant même qu’elle ne commence. Pareille à la lame aiguisée d’une guillotine qui tranche une tête, sa publication sur Instagram – accompagnée d’une photo le présentant avec un grand sourire, ce qui n’est pas anodin nous y reviendrons – est venue mettre un terme provisoire à l’un de ses rêves, se produire au Bataclan. Tel un condamné se passant lui-même la corde au cou, le rappeur havrais a décidé de prendre les devants et d’annuler lui-même ses concerts dans la salle désormais tristement célèbre dans une réflexion que je considère comme courageuse comme nous le verrons.
L’ironie grinçante et tragique de l’histoire réside assurément dans le fait que dans le morceau éponyme parlant de la salle et tiré de son dernier album, Médine explique que parfois « on parlait de sa venue que dans la rubrique faits divers », un peu comme si le passé le rattrapait. Cette annulation des concerts par Médine est loin d’être le fruit du hasard mais bien plutôt la conséquence d’attaques calomnieuses et odieuses de la part de groupuscules d’extrême-droite qui sont même allés jusqu’à menacer de s’en prendre physiquement au public du rappeur. Parce que Médine est rappeur, parce qu’il assume d’être musulman, parce que l’extrême-droite est encore une fois parvenue à bâillonner ce qu’elle avait envie de bâillonner, il ne me parait ni absurde ni exagéré d’affirmer que cette affaire (puisqu’il faut bien l’appeler ainsi) agit comme une forme de symbole et de révélation des tendances lourdes de ce pays qui devient chaque jour un peu plus rance.
La décision courageuse
Dans le post Instagram annonçant la suppression des deux dates de concerts au Bataclan, Médine met deux éléments en avant pour justifier sa décision. D’une part la volonté de ne pas participer à raviver les blessures des familles des victimes ou les survivants de cette funeste soirée de novembre et d’autre part la sécurité de son public qui aurait pu ne plus être assurée en cas de raid de ces groupuscules haineux qui ont pour unique objectif de semer la discorde et la haine. En prenant cette décision, douloureuse selon ses propres mots, le rappeur a indéniablement fait preuve de responsabilité et, par la même occasion, a fait preuve de dignité en prenant de la hauteur vis-à-vis des semeurs de la haine. Cette décision d’annuler ses dates de concert de la part de Médine est également là pour démontrer à quel point la démarche de l’artiste est réfléchie contrairement à ce que l’antienne propagée par l’extrême-droite et ses relais – nous reviendrons sur ce point fondamental – a colporté au cours de sa campagne odieuse.
La responsabilité dont a fait preuve le rappeur le place assurément au-dessus de ces porteurs de haine n’hésitant pas à menacer physiquement le public et n’hésitant pas à raviver les douleurs de tous ceux qui ont souffert en novembre 2015 en raison de l’attentat qui s’est déroulé dans la salle de concert. Ce faisant, Médine a, selon moi, fait preuve d’un grand courage. Il aurait effectivement très bien pu ne pas annuler ses concerts et attendre patiemment que le préfet s’occupe de le faire pour cause de troubles potentiels à l’ordre public. Cette position très confortable, qu’a par exemple adoptée Dieudonné en son temps, aurait pu lui permettre de jouer les martyrs et de prospérer. C’est précisément ce qu’a fait Dieudonné en transformant les interdictions de son spectacle en véritable argument marketing.
La défaite intellectuelle
La décision de Médine a beau être responsable, courageuse et le placer au-dessus de ces hordes haineuses, il n’en demeure pas moins qu’il serait naïf voire totalement absurde de voir dans ce qu’il s’est passé une quelconque victoire éclatante. Certes, son message de paix est peut-être passé mais cette victoire – si tant est que l’on puisse placer ce qu’il s’est passé sous ce vocable – ressemble à s’y méprendre à une victoire à la Pyrrhus. A quoi sert-il, en effet, de montrer que l’on porte un message de paix si cela revient à se faire bâillonner et à devoir se taire ? De la même manière que l’affaire Mennel avait marqué une lourde défaite intellectuelle, de la même manière que la suppression de la journée réservée aux femmes dans un parc aquatique privé près de Marseille avait marqué une déroute intellectuelle, l’annulation par Médine de ses deux concerts au Bataclan a tout de la bérézina intellectuelle.
Je suis même enclin à voir dans les deux dernières affaires concernant des musulmans médiatiques dans ce pays, Mennel et Médine, un nouveau seuil franchi par les attaques de l’extrême-droite et donc une nouvelle victoire idéologique de ce courant rance qui semble prendre chaque jour un peu plus d’ampleur dans ce pays fourbu, usé et qui semble un peu plus prêt chaque jour à se jeter dans les idéologies les plus haineuses et meurtrières. Quand l’extrême-droite parvenait auparavant à faire annuler des évènements en promettant de tout casser et en provoquant ainsi des annulations préfectorales pour crainte de troubles à l’ordre public, les deux derniers exemples en date marquent une forme d’autocensure qui m’est personnellement totalement insupportable. Leur objectif étant précisément d’invisibiliser les personnes assumant leur islamité, il me semble que s’autocensurer revient à leur apporter la victoire des idées sur un plateau. Dans la bataille culturelle si chère à Gramsci, il me parait évident que l’extrême-droite est en train de progressivement imposer ses thèmes et donc s’imposer.
Par-delà l’extrême-droite
Il serait bien aisé et confortable de circonscrire les discours haineux et violents aux groupuscules d’extrême-droite. Je crois pourtant que cette analyse est erronée et fait fi des structures globales de ce pays, notamment dans les médias. Il est effectivement bien plus courageux à mon sens mais également plus intéressant de s’interroger sur les raisons de la victoire intellectuelle de l’extrême-droite. S’attaquer à cette question revient évidemment à réfléchir sur les relais de cette idéologie rance et meurtrière. Aussi devient-il presque instantanément évident que les idées de l’extrême-droite sont soutenues, promues, défendues par un grand nombre de médias dominants dans ce pays. Dans le cas de Médine, c’est par exemple Apolline de Malherbe qui, sur BFM TV, tronque sciemment le titre d’un album du rappeur pour mieux accréditer les thèses de l’extrême-droite. Il nous faut toutefois élargir le raisonnement si l’on veut comprendre les raisons de notre défaite intellectuelle à gauche face à l’extrême-droite dont les idées s’étendent chaque jour un peu plus dans la société à mes yeux.
Les multiples unes présentant l’Islam et les musulmans comme les ennemis de l’intérieur, les réfugiés comme des agents de l’extérieur ayant pour mission de détruire une prétendue identité française fantasmée participent totalement de cette victoire intellectuelle de même que les interviews de dirigeants d’extrême-droite par des journalistes complaisants ne pointant pas les incohérences et mensonges manifestes de ces personnes toutes acquises à leurs passions tristes. Le dernier exemple de ce mécanisme qui ne fait que se répéter est incontestablement la polémique impliquant Eric Zemmour. Il est manifeste que le polémiste d’extrême-droite a tenu des propos haineux et raciste, ce qui n’empêche pas les médias de nous expliquer qu’il faut l’inviter pour mieux déconstruire sa parole (Mounir Mahjoubi allant même jusqu’à dire qu’il se ridiculisait tout seul dans une arrogance insupportable). Je crois au contraire que ce genre de personnes ne devraient plus être invitées sur les plateaux et qu’elles ne sont là que pour faire le buzz. Il est proprement ahurissant de voir que les outrances d’une personne aussi haineuse soient devenues pendant une dizaine de jour le sujet de débat de tous les médias ou presque. Désormais, ce sont les polémistes d’extrême-droite et leurs torchons qui imposent leur agenda et dictent les sujets du débat public. Cette mâchoire d’airain dans laquelle ils souhaitent nous enfermer ne peut que provoquer la violence dans la mesure où ils ne nous laissent aucune autre option si ce n’est celle-là. Et le jour où cela arrivera, qu’ils ne viennent pas nous demander si l’on condamne ladite violence.
Les enfoncer
Les réflexions de ce papier laissent apparaitre un horizon sombre pour nous et nos idées. Je crois pourtant que des endroits les plus sombres jaillissent les lumières les plus éclatantes. Je disais en introduction que Médine avait accompagné son post Instagram annonçant l’annulation de son concert d’une photo le présentant avec un grand sourire. Il me semble que cette photo (en noir et blanc) symbolise parfaitement le message qu’a voulu faire passer le rappeur et auquel je souscris totalement : il s’agit effectivement d’une défaite mais c’est sur cette défaite qu’il faut construire nos victoires futures. En regardant à l’horizon, d’un regard presque serein et avec un sourire d’enfant, Médine nous invite me semble-t-il à apprendre à perdre pour mieux gagner à l’avenir.
Je l’ai dit plus haut, nous sommes actuellement en plein marasme dans la bataille culturelle, l’extrême-droite est extrêmement puissante et parvient à imposer ses thèmes (si bien qu’il parait normal de parler d’une gauche anti-migrants aujourd’hui). Je crois qu’il est une impérieuse nécessité d’arrêter de courir derrière ces prêcheurs de haine parce que si nous les suivons sur leur terrain nous perdrons à coup sûr et ils parviendront à nous changer. Plutôt que d’accepter leurs règles du jeu, cassons le cadre, construisons de notre côté tel John le Sauvage dans Le Meileur des mondes. Lorsque l’on voit la production de la gauche en termes d’écrits, de conférences, de débats, etc. nous sommes assis sur un terreau extrêmement fertile, terreau que nous gâchons en réagissant à l’agenda de l’extrême-droite coalisée au néolibéralisme. Cessons les luttes défensives, assez de reculer, il est grand temps de repartir à l’offensive et de les enfoncer dans le coin. Toute leur idéologie est fondée sur la destruction, c’est donc en construisant que nous la mettrons à mal. Dans son titre éponyme, Médine explique que « tout ce [qu’il voulait] faire c’était le Bataclan ». Faisons en sorte qu’il puisse réaliser son rêve. Spinoza nous dit de ne pas pleurer ni rire, mais de comprendre. Nous comprenons. Et nous savons ce qu’il nous reste à faire…
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