Durant plusieurs semaines, la France a vécu au rythme de l’affaire Benalla – qu’il serait plus opportun d’appeler affaire Benalla-Macron selon moi. Si les vacances estivales en même temps que la fin des commissions d’enquête (celle du Sénat reprendra à la rentrée) ont contribué à mettre quelque peu sous le tapis ladite affaire, il me semble que celle-ci a constitué une déflagration qui risque fort de laisser des traces profondes dans ce quinquennat et de grever en partie l’action future du gouvernement et d’Emmanuel Macron. La majorité et le monarque présidentiel ont eu beau clamer que cette affaire n’intéressait pas les Français, ceux-ci se sont littéralement passionnés devant les commissions d’enquête et les multiples révélations que nous ont réservées tout à la fois l’enquête journalistique et les déclarations toutes plus contradictoires les unes que les autres des différents protagonistes.
Du côté de l’Elysée, il est évident que la stratégie initiale a consisté à vouloir étouffer l’affaire pour l’empêcher de sortir et, une fois le génie sorti de la lampe, toute la rhétorique présidentielle et gouvernementale avait pour but de faire de l’affaire Benalla un épiphénomène, un détail, en somme une broutille qui ne serait pas bien grave, le tout en répétant en chœur et docilement qu’il ne s’agissait en rien d’une affaire d’Etat mais bien d’un simple fait divers, d’une erreur de jeunesse (comme si tabasser des personnes en usurpant l’identité des policiers revenait à conduire à 91 km/h au lieu de 90). Dans son excellent livre Les Affects de la politique, Frédéric Lordon explique brillamment que c’est parfois le franchissement de seuils imperceptibles qui précipitent des changements d’ampleur. Il ne me parait pas absurde de voir dans cette affaire Benalla quelque chose de ce type, une forme de voile déchiré révélant subitement à la face du monde la vraie nature du macronisme.
Au royaume de l’impunité
Si cette affaire s’apparente au franchissement d’un seuil c’est assurément parce qu’elle est révélatrice de l’impunité présente chez une certaine partie de la population. En choisissant délibérément de protéger Alexandre Benalla, en reconnaissant être le responsable – nous y reviendrons – Emmanuel Macron ne démontre pas autre chose que son vrai visage, celui qu’il tentait de dissimuler depuis son arrivée à l’Elysée à savoir celui d’un chef de bande qui défend, depuis sa position de monarque présidentiel, sa caste. Evidemment le cas de Benalla saute désormais aux yeux mais celui-ci ne doit pas faire oublier que c’est toute une sphère de la société qui vit dans une impunité totale ou presque. De Marlène Schiappa qui finance la promotion de son livre sur fonds publics à Muriel Pénicaud impliquée dans une sordide affaire de favoritisme en passant par les menteurs des commissions d’enquête (Kohler, par ailleurs au cœur d’une affaire de conflit d’intérêts, Collomb, Delpuech) c’est toute une galaxie qui peut faire ce qu’elle veut parce qu’elle est protégée.
Alexandre Benalla marque donc à la fois une rupture et une continuité avec ce qui se fait déjà depuis un certain temps. La continuité est évidente dans la mesure où il bénéficie de la même impunité que les autres. Là où réside la rupture est précisément dans le fait que ladite impunité est désormais matérialisée, on pourrait dire incarnée, et qu’elle apparait comme une odieuse évidence. Toujours dans Les Affects de la politique, Lordon prend l’exemple des lois sur le renseignement aux Etats-Unis pour expliquer le mécanisme de la prise de conscience des masses : aussi longtemps que le danger sur les libertés publiques parait théorique, personne ou presque ne s’en offusque mais dès lors que la menace devient concrète (dans le cas cité dans le livre, il s’agit de dire aux Américains que la NSA serait capable de voir leurs parties génitales) alors les personnes s’offusquent. Alexandre Benalla est ainsi l’équivalent de la menace de voyeurisme. Aussi longtemps que l’impunité était quelque chose de théorique, que le verrou de Bercy demeurait une formule aussi absconse que lointaine, peu de personnes étaient réellement au fait de cette impunité. L’affaire Benalla agit donc comme l’arrachement soudain d’un voile qui embrumait la conscience collective.
La violence révélée
Depuis son arrivée au pouvoir – et même avant – Emmanuel Macron a volontiers joué le rôle du rempart contre les extrêmes et la violence. Ses multiples sorties sur la France de fainéants, des cyniques ou je ne sais quelle fadaise n’avaient effectivement pas d’autre objectif que de créer un imaginaire où lui s’opposerait au désordre et à la violence (la fameuse fable du progressiste s’opposant aux réactionnaires). C’est dans ce sens qu’ont été instrumentalisés les évènements du 1er mai ou l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Cette rhétorique contre la violence physique masquait mal à quel point le monarque présidentiel était lancé à toute vitesse dans une entreprise de démolition pure et simple du modèle social français en même temps que dans une course à la violence symbolique. La grande force de Macron depuis son arrivée au pouvoir est précisément que l’image qu’il renvoyait était en totale dissonance avec la politique qui était menée. Celui qui nous a été vendu comme le jeune homme souriant, jeune et affable, en somme comme le nouveau Kennedy n’est en réalité qu’un piètre équivalent de Manuel Valls, à peine moins martial.
Toute cette image que le locataire de l’Elysée s’était patiemment construite à grands renforts de publi-reportages et autres éditos complaisants a soudainement volé en éclats en quelques secondes, le temps qu’il faut pour visionner les images d’Alexandre Benalla molestant deux jeunes personnes et pour comprendre que Macron l’a protégé en conscience. Dans Les Habits neufs de l’empereur, le conte d’Andersen, l’empereur croit porter de magnifiques habits alors qu’il est nu. Terrifiés à l’idée de lui faire savoir qu’il est ridicule, ses sujets se taisent jusqu’au moment où un jeune enfant dit tout haut ce que tout le monde avait remarqué depuis longtemps. Alexandre Benalla a finalement et à son corps défendant joué le rôle de cet enfant un peu ingénu en révélant la vraie nature du pouvoir macronien: brutal, arrogant et méprisant. Cette nature a d’ailleurs explosé à la figure de tout le monde lorsque le monarque s’est exclamé de manière bien dédaigneuse « qu’ils viennent me chercher » en référence à tous ceux qui le critiquaient pour avoir protégé Benalla. Bien sûr, Emmanuel Macron sait très bien que la Vème République le rend invulnérable ou presque et en affirmant sa responsabilité alors même qu’il se sait irresponsable juridiquement il a lancé une nouvelle bravade, dans une forme de délire mégalomaniaque et autoritaire. A de nombreuses reprises, le successeur de François Hollande a fait part de sa conviction selon laquelle la France était nostalgique de la figure du roi et s’est lui-même auto-proclamé Dieu des Dieux. Qu’il prenne garde, il pourrait nous prendre l’envie de rejouer symboliquement le 21 janvier 1793 et de flouer sa caste comme Prométhée s’est joué de Zeus dans la mythologie grecque. Emmanuel Macron se rêve en Jupiter, il risque bien de finir comme Bellérophon, ce mortel qui se prit pour un Dieu et fut violemment châtié. Nul doute que si cela devait se produire, nous serions nombreux à nous presser pour le faire passer sous nos fourches caudines.
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