Politique versus politiques
C’est une constante qui n’est pas propre à Marseille mais à l’ensemble de la France : les commentateurs et observateurs s’empressent de parler de dépolitisation des populations dès lors que les taux d’abstention bondissent. La caste politicienne use allègrement de ce vocable pour mieux expliquer que ceux qui ne se rendent pas aux urnes n’ont que faire de la politique. Bien sûr dans leur bouche le terme de politique ne recouvre que leur petit marigot, en somme la politique politicienne. Il est d’ailleurs assez dramatique que ce terme désigne deux sens aussi éloignés : d’un côté les petites tambouilles et la course aux suffrages qui mène au clientélisme le plus acharné, de l’autre la vie de la Cité. Parce que le fond du problème sur cette question est bien là, la notion de politique a été préemptée par les politiciennes et politiciens professionnels qui en ont fait leur métier. La rhétorique sur la dépolitisation n’est donc pas anodine puisqu’elle permet tout à la fois l’infantilisation et la domination arbitraire de cette caste. Puisque vous ne vous intéressez pas à la politique on va la mener pour vous, voilà en somme ce qui se cache derrière le concept fourre-tout et fumeux de la dépolitisation. Concept qu’il est urgent de déconstruire, particulièrement à Marseille.
Je suis en effet de ceux qui croient fermement que la politique ce n’est pas se rendre aux urnes tous les cinq ou six ans puis retourner dans une forme de léthargie. J’aurai même plutôt tendance à dire que la dépolitisation c’est ce que l’on appelle politisation aujourd’hui. Faire de la politique au sens premier et noble du terme c’est s’engager dans la vie de la Cité et à Marseille (comme ailleurs) des dizaines de milliers de personnes font de la politique au quotidien. On a souvent tendance à présenter Marseille comme une ville rebelle, révoltée, indocile. Il y a bien sûr du cliché dans ces descriptions en forme de carte postal ou d’image d’Epinal. Il y a toutefois une part de vérité dans ces images. Au moment de MP2013 de nombreuses associations se sont mises en branle pour lutter contre l’aspect uniquement mercantile de l’évènement. De la même manière, des associations se battent aujourd’hui encore contre la politique de gentrification et l’augmentation des loyers dans le centre-ville. La politique, à Marseille peut-être plus qu’ailleurs, ce sont également ces milliers d’éducateurs qui donnent de leur temps et de leur énergie le plus souvent pour aucune rémunération afin d’encadrer des minots les mercredi après-midi et les week-ends pour jouer au foot. Dans ces tristes cités aux tours bétonnées où le spleen semble avoir définitivement chassé l’idéal, le football demeure l’une des dernières échappatoires pour bien des gamins. A Marseille où le football est presque une religion qui possède son temple sur le boulevard Michelet, la dernière image de la République, de la Res Publica, de la chose commune est bien souvent celle du club de football. En somme, la politique ce ne sont pas Gaudin, Tian, Mennucci ou Ghali pour ne citer qu’eux. La politique ce sont bien plus les milliers d’anonymes qui s’engagent au quotidien pour faire que la vie ne soit non pas meilleure mais tout juste un peu moins pire. La politique, finalement, c’est chacun d’entre nous.
La nécessaire convergence
Ce bouillonnement politique qui existe dans la ville ne doit pas pour autant nous faire oublier les contingences très particulières – notamment celle du système électoral – qui y existe et dont certaines ont clairement été pensées pour empêcher le surgissement et la mise en place d’une réelle alternative au bloc historique au pouvoir. Aussi tout mouvement prétendant porter une vraie vision alternative se doit-il d’œuvrer à la convergence des mouvements disparates qui existent dans la Cité. C’est précisément ici que les notions de confluence et d’intersectionnalité entrent en jeu puisque la première permet de faire émerger des coalitions de personnes pleinement concernées par la deuxième. L’intersectionnalité est cette notion qui s’intéresse aux phénomènes discriminatoires qui peuvent frapper tel ou tel type de population. Popularisé par Angela Davies aux Etats-Unis, le concept met en exergue le fait qu’une même personne peut subir de multiples types de discrimination. Il faut néanmoins garder à l’esprit qu’on ne décrète ni la convergence ni la confluence. Au contraire, celle-ci ne peut être que le fruit d’un travail de fond et long de convergence progressive entre différents mouvements sociaux, associatifs ou même partisans.
A Barcelone ou Madrid, les plateformes citoyennes qui ont pris le pouvoir dans les mairies se sont grandement appuyées sur une démarche de construction et de mise en commun qui a pris du temps et qui a tardé à porter ses fruits dans l’opinion. Quelques semaines avant l’élection, personne ne prédisait que la liste Ahora Madrid l’emporterait et pourtant c’est bien ce travail patient de convergence qui a finalement porté ses fruits. Ce qu’il ne faut pas non plus oublier c’est que la plupart des plateformes citoyennes en Espagne ont pu accéder à la victoire parce qu’elles étaient représentées par une personnalité de la société civile très charismatique. Appliqué à Marseille, ce schéma suggère de faire converger en un unique mouvement les revendications sociales sur la pauvreté dans la ville, la question des écoles, celle de l’écologie qui est primordiale avec le parc national des calanques mais également celles sur la propreté de la ville et de la question des transports. Les plateformes citoyennes qui l’ont emporté en Espagne ont réussi leur projet précisément parce qu’elles étaient porteuses de quelques grandes idées et ont impliqué les citoyens dans leur démarche. Dans le cas de Marseille, une personnalité comme Keny Arkana, l’une des figures de l’opposition à MP2013 pourrait par exemple jouer le rôle de Manuela Carmena ou d’Ada Colau.
L’heure de nous-mêmes
L’ensemble de ce dossier converge finalement vers un seul et unique point de fuite : affirmer haut et fort que nous n’avons plus rien à attendre d’eux et que c’est collectivement en agissant que nous modifierons les choses. Nous le voyons, la caste politicienne qui dirige Marseille depuis des décennies nous mène à l’abime et regarde les Marseillais crever la bouche ouverte sans esquisser le moindre geste. Qui, après cela, pourrait attendre d’elle des solutions toutes faites et de belles morales ? Personne ne nous aidera si nous ne le faisons pas nous-mêmes. Il est aisé voire même confortable de répéter à l’envi que ceux qui nous dirigent ne sont occupés qu’à se gaver et n’ont que faire des populations les plus populaires. Je crois pourtant que cette position ne peut être que le point de départ d’une réflexion et non pas son point d’arrivée, sinon ladite réflexion est vouée à l’échec. « Il arrive, écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe, que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. […] La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement ».
Nous voilà arrivés, me semble-t-il au moment où les décors s’écroulent. En 2020, Gaudin ne sera normalement pas candidat et son bilan éclatera assurément au grand jour. Je crois sincèrement que ces élections municipales – qui auront peut-être lieu plus tard d’ailleurs en raison de la volonté du pouvoir de faire coïncider l’ensemble des élections locales – représentent une occasion unique de modifier radicalement les choses dans la ville. Unique parce que dans le cas contraire, il y a fort à parier qu’un nouveau baron voit le jour pour de nombreuses années à l’instar de Defferre et Gaudin et que le bloc historique conserve son pouvoir pour autant de temps. Dans sa lettre à Maurice Thorez, Aimé Césaire écrit : « Le résultat est qu’à l’heure actuelle le monde est dans l’impasse. Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime. C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres. L’heure de nous-mêmes a sonné ». Il est grand temps de faire nôtres les mots de ce grand penseur. A l’heure actuelle, le tableau est sombre il ne s’agit pas de le nier mais c’est parfois des endroits les plus sombres que surgissent les lumières les plus puissantes. A nous de confirmer les paroles d’IAM dans L’Empire du côté obscur et que les regards se tournent vers Marseille pour s’apercevoir que l’espoir émerge du noir.