Quatrième lettre
« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques »
Jaurès, Discours à la jeunesse
Voici venu le temps des derniers mots. J’ai encore une chose à vous dire qui sera la dernière. Je veux vous dire comment il est possible que nous ayons été si semblables et que nous soyons aujourd’hui séparés, comment j’aurais pu être à vos côtés et pourquoi maintenant presque tout est fini entre nous.
Nous avons longtemps cru ensemble que ce monde politicien était complétement vérolé. Je le crois encore. Mais j’en ai tiré d’autres conclusions que celles dont vous me parliez alors et que, depuis tant de mois, vous essayez de faire entrer dans l’Histoire. Je me dis aujourd’hui que si je vous avais réellement suivi dans ce que vous pensez, je devrais vous donner raison dans ce que vous faites. Et cela est si grave qu’il faut bien que je m’y arrête.
Vous n’avez jamais cru que les élites politiques de ce pays pouvaient s’occuper du bien commun et vous en avez tiré l’idée qu’il fallait renverser ce système coûte que coûte. Vous avez supposé qu’en l’absence de mouvement citoyen massif, il fallait se reposer sur une figure providentielle. Vous en avez tiré la conclusion que Jean-Luc Mélenchon était le plus à même de faire advenir ce renversement et vous avez donc décidé de le suivre aveuglément en ne critiquant ni l’homme ni les idées.
Où était la différence ? C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti. C’est que vous admettiez assez que pour changer le système il fallait rentrer dans ses règles, tandis qu’il m’apparaissait au contraire que l’Homme devait affirmer la justice pour lutter contre ce système foncièrement injuste, créer du bonheur pour protester contre l’univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l’érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les fondations de tout mouvement citoyen. Et moi, refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant.
Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu’un autre pensât pour vous et pour des milliers d’insoumis. Parce que vous étiez las de lutter contre le système, vous vous êtes reposés dans cette épuisante aventure où votre tâche est d’agonir ceux qui pensent autrement.
J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à mon engagement. Je continue à croire que ce système politique est complètement vérolé et n’a aucun sens. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est le citoyen, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’Homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Votre sourire et votre dédain me diront : qu’est-ce que sauver la gauche ? Mais je vous le crie de tout moi-même, c’est ne pas la mutiler et c’est donner ses chances à la justice qu’elle est la seule à concevoir.
Mais dans le temps même où je jugerai votre atroce conduite, je me souviendrai que vous et nous sommes partis de la même solitude, que vous et nous sommes avec toute la gauche dans la même tragédie de l’intelligence. Et malgré vous-même, je vous garderai le nom d’homme de gauche. Pour être fidèles à notre foi, nous sommes forcés de respecter en vous ce que vous ne respectez pas chez les autres.
Voici notre force qui est de penser comme vous sur la profondeur du système politique, de ne rien refuser du drame qui est le nôtre, mais en même temps d’avoir sauvé l’idée de la gauche au bout de ce désastre de l’intelligence et d’en tirer l’infatigable courage des renaissances.
Voilà tout ce que je tenais à vous dire cher ami insoumis avec qui j’ai été si proche. Ce ne sont ni le ressentiment ni l’aigreur qui m’ont poussé à vous écrire ces quelques mots mais bien l’amour de la justice. Je n’ai pas de certitudes, simplement des convictions. Je ne dis pas détenir la vérité. Ces quelques mots ne visent pas à torpiller une candidature de gauche pour mieux aider la droite. Je crois simplement que ce que l’on souffre le plus durement c’est de voir travestir ce que l’on aime et vous participez au travestissement de l’idée de gauche en vous érigeant en seul garant de cette si belle idée. Je n’ai aucune haine contre vous, simplement un peu de déception mais je crois que le fil n’est pas totalement distendu. Un jour peut-être nous pourrons nous reparler et lutter ensemble contre l’oppression. Il faut beaucoup de courage pour attaquer ses adversaires et recevoir en retour des salves d’insultes et de calomnies. Je crois qu’il en faut encore davantage pour critiquer les dérives dans son propre camp et c’est ce que j’ai essayé de faire avec vous cher ami au cours de ces lettres. Nous ne représentons, ni vous ni moi, la gauche, nous ne saurions en avoir le monopole. Tâchez de vous en souvenir pour l’avenir. Je puis maintenant vous dire au revoir et vous laisser avec ces quelques vers de poésie politique :
« Je suis crevé, j’en ai marre de combattre les miens
Je ne serais pas étonné qu’ils me tuent de leurs propres mains
Nous, je veux y croire
Mais j’ai bien peur que ce « nous » ne soit qu’illusoire
[…]
On peut pas reprocher aux autres ce qu’on est nous-mêmes
Je mets le doigt où ça fait mal, c’est normal que ce texte vous gêne ».