La récente diffusion d’un témoignage sur France Info d’un habitant d’Alep a créé l’émoi dans l’opinion publique. Certains s’aventurent même à expliquer qu’il s’agit là d’un tournant majeur dans ce qu’est la tragédie syrienne. Je me méfie de ces grandes phrases, les mêmes qui avaient fait de la mort d’Aylan Kurdi le point de bascule de cette guerre. De la même manière, l’utilisation d’armes chimiques à l’été 2013 était censée constituer une ligne rouge franchie. La réalité c’est que nous regardons sans rien faire depuis désormais cinq années et demi. Inondés par le flot d’images et d’atrocités il semblerait que nous ayons fini par nous en accommoder, à faire semblant de ne pas voir ce qu’il se passe. Alep est en train de devenir notre Guernica, cette trace indélébile qui marquera notre génération, cette boursouflure monstrueuse qui défigure notre humanité, cette chose que nous serons bien en peine d’expliquer à nos enfants sans avoir honte de n’avoir rien fait pour l’en empêcher.
Dans une lettre au cours de laquelle il répondait à Roland Barthes et à sa critique acerbe de La Peste, Albert Camus écrit : «la terreur en a plusieurs [de visages], ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous». En profitant du fait que le roman de Camus ait plusieurs portées, il me semble loin d’être absurde de relire la tragédie syrienne à l’aune du roman du Prix Nobel de littérature. Tout, en effet, concourt à rapprocher la guerre totale que subissent les Syriens depuis cinq ans à l’épidémie de peste qui frappe la ville d’Oran et ses habitants dans le livre de Camus : l’éternel présent imposé par le fléau, le fait qu’il frappe tout le monde, les différentes positions adoptées par les gens pour répondre à cette maladie.
L’éternel présent tragique
Le premier rapprochement entre le roman et la situation syrienne se trouve évidemment dans leur survenue. Un rat, dix rats puis des centaines et enfin la déclaration de l’épidémie dans le roman de Camus. Des manifestations, puis la répression sanglante et enfin une guerre totale avec une population prise entre de multiples étaux (bombardements du régime, Daech, aviation russe ou turque, bombardements de la coalition, etc). Dans le roman de Camus, le temps humain du calendrier s’efface peu à peu au profit du temps de la peste : une fois déclarée, la peste devient l’unité temporelle, le temps se mesurant, à partir de la deuxième partie et jusqu’à la disparition du fléau, par « semaine de peste ». De la même manière, depuis 2011 les Syriens ne vivent plus selon le temps humain mais sous le temps des bombardements et des décomptes macabres. L’ONU s’est d’ailleurs alarmé hier de la situation en expliquant que toute la partie est d’Alep pourrait être détruite d’ici la fin de l’année.
Dans l’œuvre de Camus, la peste s’impose définitivement lorsqu’elle parvient à recouvrir le passé de la mémoire et l’avenir du désir par un présent qui occupe tout et à installer les « séparés » dans le temps d’un exil devenu routine. Aussi Camus décrit-il les Oranais dans ses termes une fois que la peste s’est installée pour de bon : « Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait pour nous que des instants». Ainsi en est-il également du peuple syrien. Privés de tout espoir, les Syriens sont dans un temps parallèle. Même lorsqu’ils décident de se battre, ces batailles sont perdues d’avance parce que l’intransigeance du régime et l’abandon des puissances occidentales font que les victoires ne sont qu’éphémères. « Nous attendons la mort, voilà ce que nous faisons » disait le glaçant témoignage en provenance d’Alep. En somme, beaucoup de Syriens sont dans la même position que les oranais prisonniers de la peste. Les personnages du roman envisageant en effet leur action comme un éternel recommencement, voire comme une «interminable défaite» ne pouvant déboucher que sur des victoires toujours «provisoires» selon les mots du Docteur Rieux.
Les attitudes face à la peste
Dans le roman de Camus, les personnages ont des attitudes différentes face à l’épidémie. Si certains comme Rieux ou son ami Tarrou se démène contre l’épidémie et tentent de n’être « ni bourreau ni victime » comme le dit si brillamment Tarrou, d’autres en profitent au contraire pour prospérer sur la misère des autres comme Cottard le contrebandier. Les Syriens semblent être aujourd’hui le plus récent reflet de ces figures romanesques. Des Rieux et Tarrou nous en voyons des dizaines voire des centaines de milliers en Syrie à l’heure actuelle, ces femmes et ces hommes qui démontrent chaque jour une dignité humaine que nous ferions bien de méditer. De la même manière, comment ne pas voir dans Daech l’avatar d’un Cottard hideux et monstrueux qui a profité du chaos pour prospérer ? D’autres enfin semblent être la réincarnation de Rambert ce journaliste qui voulait fuir la ville à la nuance près que ceux-ci parviennent à quitter cet enfer sur Terre, parfois pour se noyer dans la Méditerranée ou être traités comme des chiens dans l’Union Européenne.
Néanmoins, il me semble que la lecture de cette tragédie dépasse le simple cadre du roman. Dans le livre de Camus, le lieu de l’action se réduit à la seule ville d’Oran. Dans le cas de la tragédie syrienne, c’est chacun d’entre nous qui est mis face à l’absurde au sens camusien du terme. « L’absurde, écrivait le philosophe en 1942 dans Le Mythe de Sisyphe, naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Je pense qu’il est évident qu’actuellement un appel humain, un appel de l’humanité profonde nous est adressé et notre dédain n’a d’égal que notre indifférence face à la tragédie qui se déroule sous nos yeux. C’est, il me semble, à chacun d’entre nous d’œuvrer au quotidien pour n’être ni bourreau ni victime. Combien nous explique qu’il ne faut pas aider les Syriens pour ne pas aider Daech ? Que cette situation est finalement un moindre mal ? Et c’est bien dans cette attitude que La Peste nous permet de lire la tragédie syrienne et notre réaction. Dans le roman, Camus met en place les idées qu’il développera plus tard dans L’Homme révolté : il récuse toute téléologie, toute doctrine qui prétendrait sacrifier le présent à un avenir meilleur. Camus aurait sans doute combattu la barbarie imposée aux Syriens et notre froide indifférence si l’on s’en tient au message véhiculé par L’Homme révolté, véritable pamphlet contre les philosophies de l’histoire qui, du christianisme au marxisme, ont cherché à consoler les hommes des misères d’aujourd’hui par la promesse de lendemains meilleurs.
Finalement, et pour aller jusqu’au bout dans la comparaison entre la barbarie subie par les Syriens et la peste subie par les Oranais, il faut aussi retenir le message final porté par le roman camusien : même en cas de victoire, il faudra toujours se méfier. Les germes ne meurent jamais tout comme le bacille de la peste, ce qui explique la mesure du docteur Rieux à la fin du roman «car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse». Aujourd’hui des femmes, des hommes et des enfants sont morts. Ou peut-être hier. Et surement demain. Notre froide indifférence fait peu à peu disparaître notre humanité.
PS : Si mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde, il nous faut avoir le courage de regarder les choses en face. J’entendais ce matin une condamnation envers la Russie pour ses bombardements. Cette position qui semble se propager de jour en jour est le fruit d’une logique, il me semble, assez simple : noircir l’autre pour mieux se blanchir. Ayons le courage de reconnaître que ce que fait notre pays n’est pas tout blanc non plus, loin s’en faut. Cessons de parler de victimes collatérales quand nos bombes détruisent un hôpital et tuent des centaines de civils mais de crimes de guerre quand la Russie fait la même chose. « Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin » disait Jaurès dans son Discours à la jeunesse. Aujourd’hui peut-être plus que jamais nous avons besoin de courage.