« Séisme », « tremblement de terre », « bouleversement total » ; tels étaient les titres des journaux espagnols au matin du 21 décembre dernier. Le bipartisme est mort, vive le nouveau modèle politique entendait-on un peu partout en Espagne. Le Parti Populaire du Premier Ministre Mariano Rajoy est certes arrivé en tête mais a subi un net recul. Celui-ci est lié à la percée de Ciudadanos d’une part mais surtout au résultat de Podemos qui talonne le PSOE (Parti Socialiste Espagnol) en termes de sièges obtenus et le dépasse même en termes de suffrages. Ce résultat constitue, en réalité, la troisième réplique en Europe après l’arrivée au pouvoir de Syriza et le renversement du gouvernement conservateur au Portugal.
Toutefois, si séisme il y a eu, celui-ci n’a rien à voir avec le choc qu’avait pu provoquer l’arrivée au pouvoir de Syriza en janvier 2015 pour au moins deux raisons : Podemos n’arrive pas en tête et il y a peu de chances que le parti issu du mouvement des Indignés gouverne l’Espagne pour le moment et surtout Podemos n’a jamais menacé frontalement la politique d’austérité en Europe, Pablo Iglesias a même dit qu’il était prêt à tout pour conserver l’Espagne dans la zone euro. Podemos a néanmoins déjà œuvré pour plus de solidarité en Espagne grâce aux mairies conquises en 2015.
Podemos, acteur du changement
Depuis la moitié de l’année dernière, Podemos a pris des mairies importantes à commencer par celle de Barcelone. Madrid est également tombée dans l’escarcelle du parti de gauche radicale – ou plus précisément dans une coalition proche de ce parti. Depuis les lieux de pouvoir que constituent les mairies, Podemos a pu agir pour une politique réellement de gauche notamment en revoyant les aides aux plus démunis ou en mettant en place un gel des expulsions de domicile – la lutte pour le droit au logement est en effet un des points cardinaux du parti. Evidemment, Podemos s’est heurté aux contraintes du pouvoir dans toutes les villes où il a pu œuvrer mais il est indéniable que le vent du changement s’est installé en même temps que les nouveaux et nouvelles maires.
Sur le plan national, depuis le 20 décembre et les élections générales, Podemos a également montré qu’il souhaitait faire durablement bouger les positions en Espagne. En commençant par refuser toute coalition, Pablo Iglesias entendait faire preuve de sa volonté de rupture avec le système déjà en place. En agissant de la sorte, Podemos fait un pari risqué mais audacieux et nécessaire, celui de retourner potentiellement devant les électeurs pour agrandir sa base électorale et son nombre d’élus. C’est d’ailleurs à visage découvert que Podemos mène ce combat puisque son président a explicitement dit qu’il pensait que le parti remporterait une grande victoire si de nouvelles élections devaient avoir lieu. Dans le même temps, l’héritier du mouvement des Indignés tente de faire évoluer la position du PSOE en exigeant un nouveau dirigeant et une nouvelle ligne politique de la part du parti.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, deux non plus
Ce tableau semble avoir tout pour me plaire et pourtant je suis loin de me réjouir. Après l’élection de Tsipras à la tête du gouvernement grec et durant toute la période du bras de fer avec l’Union Européenne à propos de la politique d’austérité, j’ai cru à un changement possible et à une réorientation de la politique de la zone euro. Aujourd’hui je n’y crois plus et je ne pense pas que Podemos soit capable d’infléchir d’un iota la politique d’austérité partout à l’œuvre dans la zone euro. Je croyais bien plus en Alexis Tsipras que ce que je crois aujourd’hui en Pablo Iglesias. Et quand l’on voit comment a fini le Premier Ministre grec… Pablo Iglesias le dit lui-même, il n’est pas dans une optique d’affrontement sur la question de l’austérité avec la Troïka.
Au-delà de cette question idéologique – qui reste centrale selon moi – je doute fortement de la capacité de Podemos à réellement influer sur la politique nationale de l’Espagne à l’heure actuelle. Syriza a pu accéder au pouvoir après l’effondrement du PASOK et le schéma n’est pas le même, loin de là, en Espagne. Bien que le PSOE ait reculé lors des dernières élections, il n’est pas encore laminé et il ne serait guère surprenant de voir, à terme, une coalition entre Podemos et les Socialistes Espagnols. Ceci peut être un moyen pour Podemos d’arriver au pouvoir mais je suis bien plus enclin à y voir le début de compromissions qui ne peuvent aboutir qu’à vider de sa substance le mouvement. De même que certains ont pointé une « pasokisation » de Syriza après l’accord du 13 juillet dernier, on peut craindre une « psoeisation » de Podemos si jamais le parti venait à s’engager dans une coalition de ce genre.
Grèce et Espagne, miroirs cruels pour la gauche française
Crise économique, discrédit de la classe politique, profond désir d’alternative et de changement, autant de symptômes qui frappent aussi bien la France que l’Espagne et la Grèce. Et pourtant dans deux pays, ce sont des partis de gauche radicale issus de mouvements citoyens qui engrangent les succès électoraux alors qu’en France c’est un parti d’extrême droite, le Front National, qui tire les marrons du feu. Beaucoup d’observateurs ont mis en avant ce phénomène dans leurs analyses comparées des scrutins grecs, espagnols et français. D’aucuns n’ont pas hésité à conclure de leur analyse que la France était plus raciste que l’Espagne ou la Grèce. Là n’est pas le but de ce papier – ni ma conviction d’ailleurs – mais ce décalage entre la France et les deux autres de pays poussent à s’interroger sur les raisons dudit décalage.
Deux principales raisons expliquent, à mon sens, pourquoi les mêmes causes n’aboutissent pas aux mêmes conséquences. La première est historique : l’Espagne et la Grèce ont, toutes deux, connus les affres d’un pouvoir autoritaire avec Franco et la dictature des colonels. Cela peut contribuer à nous éclairer sur les raisons des scores faibles de l’extrême droite dans ces deux pays. Toutefois, s’arrêter à cette simple raison reviendrait à faire preuve d’un déterminisme primaire. Une autre raison, politique elle, explique le décalage entre la France et les deux autres pays : celle d’une gauche laminée intellectuellement en France. La gauche n’existe plus en France, elle perd dans les urnes et elle a perdu depuis un moment dans les têtes. Plus aucune pensée de gauche ne parcourt la France. Podemos et Syriza trouvent tous deux leur source dans le mouvement des Indignés et donc dans un nouveau logiciel intellectuel et une nouvelle pensée de gauche qui s’est mise en place dans ces pays. C’est donc à nous tous, personnes de gauche, qu’incombent la responsabilité de remettre sur pied une pensée de gauche en France avant de penser à voir des évolutions politiques tangibles. En ce sens, la Grèce et l’Espagne sont de cruels miroirs pour la gauche française parce que Podemos et Syriza ne font que souligner, par contraste, le vide intellectuel de la gauche française depuis des années.
L’émergence de Podemos et de Syriza constitue donc un cruel constat d’échec pour la gauche française. Par contraste, ces deux partis marquent chaque jour un peu plus la cuisante défaite intellectuelle connue par la gauche française depuis des années. Toutefois, si les succès des gauches grecque et espagnole soulignent l’échec de la gauche française, ils montrent aussi que des succès sont possibles à la condition de se réinventer intellectuellement. En somme, la gauche française est en pleine crise et vient, avec Podemos et Syriza, de vivre une apocalypse au sens grec du terme, celui de révélation. La crise est un moment difficile mais crisis signifie choix en grec. Il s’agit donc pour la gauche française de reformer une pensée de gauche ou de définitivement périr. Avant de penser à changer la vie politique française il faut donc avoir le courage de reconnaitre notre défaite intellectuelle. Comme le disait Jaurès, « le courage c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ».