Cyniques complicités (sur le traitement médiatique d’Éric Zemmour)

Ulysse et les Sirènes – John William Waterhouse

Il y a quelques jours, le toujours pas candidat officiel Éric Zemmour a une nouvelle fois fait la une de l’actualité en braquant un fusil d’assaut sur des journalistes dans le cadre d’un salon de vente d’armes. Dans cette nouvelle outrance, le plus marquant n’est pas tant qu’un pré-candidat fasciste fasse joujou avec une arme à feu puisque, après tout, il est question d’une personne qui prône la déportation d’une partie des Français mais bien le fait que les journalistes braqués par le polémiste aient continué à le suivre tout au long du salon comme si de rien n’était.

S’il est vain – et même contre-productif – de réagir à chacune des outrances de Zemmour, l’épisode du fusil d’assaut est très signifiant à propos des relations qu’entretiennent un certain nombre de médias et de journalistes avec lui. Finalement, dans cette atmosphère pré-fasciste dans laquelle nous nous trouvons désormais, l’émergence de ce personnage est moins intéressante que les raisons qui l’ont rendue possible et qui continuent à la rendre possible. Comme presque toujours ce qui compte réside moins dans les individus que dans une réflexion systémique. À ce petit jeu, la responsabilité d’une grande majorité des médias est écrasante dans l’installation d’Éric Zemmour comme personnage central de la vie politique française depuis des semaines.

La construction médiatique

S’il y a bien un élément qui est indéniable dans cette frénésie autour du candidat putatif c’est qu’il doit beaucoup aux médias dans sa montée en puissance avant même de devenir un hypothétique aspirant à la fonction suprême. Il y a évidemment l’heure d’antenne quotidienne accordée par CNews durant des années mais il serait trop facile de se limiter à cet élément. Vincent Bolloré poursuit un agenda fasciste sans même dissimuler son dessein et Zemmour n’est pas apparu comme par magie sur la chaîne du magnat industriel.

Avant ça, le polémiste d’extrême-droite a pu dégueuler sa haine sur le service public sans que cela ne dérange grand-monde. D’aucuns expliqueront ingénument qu’à l’époque il ne défendait pas encore les thèses qu’il épouse aujourd’hui. Cela est certes juste mais n’a pas empêché l’émission au sein de laquelle il était chroniqueur, On n’est pas couché, de continuer à l’inviter en tant qu’auteur alors même qu’il professait déjà son négationnisme sur la France vichyste ou son admiration de la thèse complotiste du grand remplacement. Dans le même temps Paris Première n’hésitait pas à lui offrir une tribune quand LCI diffusait ses diatribes fascistes en direct. C’est bien l’ensemble du système médiatique ou presque qui est à incriminer dans cette construction d’un personnage public.

La campagne offerte

Cette médiatisation à l’envi du polémiste a passé un cap depuis quelques semaines et l’épaisseur prise par l’éventualité d’une candidature à l’élection présidentielle. Zemmour est partout, tout le temps, dans quasiment tout les médias. Cela peut être directement comme lorsqu’il est invité un peu partout mais également indirectement de manière parfois perverse. Il arrive finalement à mettre en place la stratégie éprouvée par Trump en 2016 de l’autre côté de l’Atlantique : saturer l’espace médiatique avec une outrance par jour si bien que l’on ne fait que parler de lui.

Il est, au choix, invité pour détailler sa vision, débattre avec des personnalités politiques, objet de toutes les attentions médiatiques de telle sorte que la stratégie fonctionne à merveille et lui offre une campagne de communication gratuite. Plus pervers encore, les personnalités politiques de l’autre bord politique sont interrogées sur ses outrances. En conséquence, par le biais de journalistes complices (sciemment ou pas), Zemmour parvient à devenir la personne autour de laquelle il faut se positionner. Loin de le disqualifier, ses outrances le placent au centre du jeu.

L’attention sadique

Une fois que l’on a dit tout cela et pour peu que l’on souhaite être conséquent, il importe de s’interroger sur les raisons qu’ont une bonne part des médias d’offrir une telle résonance à un multi-condamnés pour incitation à la haine raciale. L’on pourrait dire – c’est là le raisonnement le plus simple (pour ne pas dire simpliste) – que tous ces médias et journalistes sont racistes et acquis aux causes défendues par Zemmour. La réalité me paraît être plus complexe. Les mêmes personnes qui se gaussaient des médias étatsuniens ayant couru après Trump font exactement la même chose avec le pas encore candidat.

Il faut, je crois, interroger plus profondément le fonctionnement du système médiatique. La plupart des médias ne reposent effectivement plus sur l’enquête ou l’investigation mais bien sur les coups d’éclats et le commentaire béat d’outrances. Dès lors le surgissement de Zemmour, porté en assez grande partie par des médias, répond aux canons de l’information de notre époque. À la recherche du moindre sujet de buzz tels des héroïnomanes en manque de dose, une bonne part des médias fait sa promotion pour avoir des choses à dire et tant pis si cela signifie mettre dans la lumière des idées fascistes.

La phase terminale des « décodeurs » ?

L’un des arguments les plus mis en avant par certains médias est celui de dire qu’il faut répondre aux outrances de Zemmour pour mieux les démonter. Certains s’échinent à déconstruire son discours, démontrer qu’il raconte n’importe quoi ou qu’il est approximatif – c’était d’ailleurs l’un des objectifs de Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il est allé débattre avec lui. Il me semble pourtant que c’est faire là une erreur stratégique majeure qui découle elle-même d’une faille dans le constat : Éric Zemmour n’a rien à faire de la vérité, il avance ses outrances pour polariser le débat et se retrouver au centre de celui-ci.

Finalement, ce que nous voyons se mettre en œuvre avec son émergence n’est peut-être que la phase terminale des « décodeurs », de cette dynamique lancée par Le Monde et censée permettre de lutter contre les mensonges. Cette manière absurde de faire du journalisme – n’est-ce d’ailleurs pas l’un des rôles fondamentaux du journaliste de rechercher la vérité sans qu’on ait besoin de créer un service dévolu à cela ? – trouve son aboutissement, et espérons-le sa fin, avec le surgissement de Zemmour. À se triturer l’esprit pour démontrer que telle ou telle outrance est fausse, l’on perd effectivement la vue d’ensemble et l’analyse politique qui est de dire que nous sommes en présence d’un fasciste. Pour prendre un exemple concret, si un antisémite explique que tous les Juifs ont le nez crochu et sont riches, le rôle du journaliste n’est pas d’aller prendre les mesures nasales ou l’état des comptes de l’ensemble des Juifs de la planète mais bien de dire que nous sommes en face d’un antisémite qui mérite d’être condamné et expulsé manu militari du débat public.

Macron, Zemmour même combat

Il y a toutefois un élément très intéressant mais pourtant ignoré par bien des personnes se voulant critiques de la construction médiatique autour d’Éric Zemmour, le fait qu’il y a cinq ans une chose exactement similaire s’est produite pour une personne qui est désormais en poste à l’Élysée. Bien évidemment, la construction du candidat Zemmour est plus grave à bien des égards dans la mesure où nous sommes en présence d’un candidat authentiquement fasciste mais laisser penser que ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux est uniquement le fruit du machiavélisme de Vincent Bolloré ou de qui sais-je empêche de bien saisir le caractère systémique du problème.

C’est bien la mainmise des milliardaires sur le système médiatique qui pose souci et, ceci, peu importe que le candidat construit s’appelle Zemmour, Macron ou Hidalgo. Faire croire que c’est grave quand il s’agit de l’un mais pas des autres ne fait que confirmer l’hypocrisie d’une bonne partie des personnes qui critiquent le phénomène. C’est bien l’ordre établi qui est à abolir, Zemmour n’est que la dernière émanation de cette tendance et, finalement, est-il vraiment surprenant qu’un candidat authentiquement fasciste émerge à l’ère de la fascisation du régime entamé par Emmanuel Macron ? La situation est clairement compliquée mais si le pire est toujours possible, il n’est jamais certain. « Au cœur le plus sombre de l’histoire, écrit Camus dans Prométhée aux enfers, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour. Mieux que la révolte contre les dieux, c’est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde ». Puissent ces mots guider notre combat.

Pour aller plus loin:

La possibilité du fascisme, Ugo Palheta

Charlot ministre de la vérité, Frédéric Lordon sur la Pompe à Phynance

Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi

2 commentaires sur “Cyniques complicités (sur le traitement médiatique d’Éric Zemmour)

  1. Ce vomissement d’un bien piètre journaliste qui n’ose signer et qui use a volo du mot fachiste, est le plus pur produit d’une société permissive et déclinante. Oui la France a besoin d’ordre et de poigne pour la redresser et surtout éradiquer – faire taire – les imposteurs de son calibre.
    FD

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