
Orphaned – Nikolay Kasatkin
Depuis l’annonce du défaut de paiement de Mediapro, la LFP et l’ensemble du football Français vivent dans l’incertitude. L’essentiel des clubs doit vivre sans projection à court terme, les budgets basés sur l’actuel appel d’offres ne tiennent plus. Il faut donc tout reprendre, mais il est encore impossible d’estimer le prochain montant des droits TV. Se rajoute à cela, l’absence de recette billetterie ce qui met tout un système déjà fragilisé avant la crise sanitaire au bord du gouffre. Le football français a peut-être même déjà basculé dans le vide. Canal + le fidèle ami des clubs et de la L1 ne sauvera personne.
L’aubaine Canal+
Au début des années 90, quand le vent du néo-libéralisme souffle déjà partout sur la France et commence à grignoter l’Europe, le football français va monter rapidement dans le train des chaines payantes pour faire le plein d’argent sans changer son fonctionnement. Il y a eu des bouleversements sociaux dans le rapport entre employé et employeur dans le football, des syndicats ont émergé mais dans le fond, c’était toujours le riche capitaliste local qui mettait son argent dans le club qu’il avait choisi pour le faire tourner et s’offrir une belle exposition médiatique.
L’arrivée de Canal+ bouleverse la donne : désormais, les clubs de football français peuvent avoir des recettes. Ils sont rémunérés pour leur existence et ne doivent donc plus faire l’aumône à leur propriétaire pour avoir de l’argent. Cela va créer le modèle économique du football qui repose essentiellement sur l’existence de ces droits et surtout n’a comme possibilité de croissance que l’augmentation du montant de ceux-ci. Cette nouvelle manne financière va aussi changer la logique économique du football qui épouse l’évolution du capitalisme au niveau européen.
Terminé le patron paternaliste, bonjour les firmes transnationales et les investisseurs du bout du monde. C’est essentiellement l’argent des droits TV qui permet ce changement, maintenant il y a de l’argent qui transite dans le football et donc la possibilité de s’enrichir sans trop travailler. Les capitalistes adorent ce genre de situation. Dans la réalité, il est difficile d’avoir du surtravail dans le football vu l’augmentation linéaire des masses salariales. C’est du côté des indemnités de transfert qu’il est possible de récupérer de l’argent via des montages souvent bien crades.
Dans le cas de la France comme ça a pu être le cas en Italie avec Mediaset, Canal + ne va pas se contenter de diffuser le championnat, il va aussi acquérir un club. Depuis 84, la chaine cryptée paye et diffuse une large partie de la L1. Elle la met en valeur avec des émissions, des reportages, en offrant un habillage de qualité. Elle valorise son produit qui doit lui permettre d’attirer des téléspectateurs. Avoir une bonne L1 est nécessaire pour permettre à Canal de grandir. Début des années 90, la chaine va jusqu’à racheter le PSG. Le club est jeune, mais est porteur d’espoir et a déjà un championnat dans son escarcelle.
Jouant parfaitement son rôle de valorisateur du produit L1, Canal investit massivement au PSG. Les résultats ne sont pas toujours excellents, mais les Parisiens vont tout de même récupérer une C2, et se stabiliser en haut du classement. C’est aussi là qu’apparait le « Classique » face à Marseille. Le tout bien monté par le cirque médiatique et encouragé par les différents présidents. Dans le même temps, Canal continue de diffuser la L1 et surtout d’acheter toujours plus cher ses droits. Pour beaucoup, Canal est un ami du football français, ce qui a été vrai mais surtout, la chaine ne semble pas pouvoir vivre sans lui.
Des présidents de club pantouflards, une LFP sans vision
Dans le même temps, l’ensemble du championnat profite de l’argent que met Canal + dans la L1 que ça soit via les droits TV, via le traitement de la L1 ou plus indirectement des investissements de la chaine au PSG qui conduisent à faire du bien au niveau du championnat. La D1 de cette époque est encore très homogène, on est très loin du dopage financier réalisé sous QSI. Alors que les recettes via les droits TV donc par le biais d’un autre acteur privé, capitaliste qui cherche en priorité son propre profit, ne font qu’augmenter et prennent une part de plus en plus grande dans le budget des clubs de L1, les présidents ne font pas grand-chose pour limiter leur dépendance à cet argent.
L’idée n’est pas de le refuser, mais tout bon gestionnaire sait qu’on ne doit pas mettre l’ensemble de ses œufs dans le même panier. C’est le nouveau mot à la mode maintenant que la crise est là et bien là mais la diversification des revenus est nécessaire pour rendre viable à long terme un business. Dans le football, cet argent magique qui ne fait que grandir alors que les présidents de club ne font rien de particulier ainsi que le soutien des pouvoirs publics quand ça ne va pas ne permet aucunement cette prise de conscience. Très peu de présidents cherchent à développer d’autres rentrées d’argent. L’OL et Jean Michel Aulas font office d’OVNI dans le panel du football français, bien qu’ils aient profité du soutien du pouvoir politique lyonnais pour assurer leurs arrières.
Pire encore, sur l’échéance 2005-2008, Canal + est le seul diffuseur des matchs de L1 pour un montant record bien au dessus du minimum attendu par la LFP. Aucun problème pour la Ligue de remettre sa survie financière dans les mains d’un seul acteur. Il est vrai que de par son histoire, la chaine cryptée a toujours eu une place à part dans le football professionnel en France mais les présidents de clubs ainsi que les administratifs de la Ligue ont fini par oublier quelque chose : Canal + est un groupe privé, capitaliste et qui n’a pas vocation à soutenir contre vents et marées l’ensemble du football français. Surtout que pendant que les présidents se goinfrent de petits fours en se congratulant sur le montant des droits TV, la chaine cryptée diversifie ses activités et revenus.
En octobre 2019, la LFP annonce la création d’une chaine OTT pour diffuser ses matchs sur son propre canal à l’étranger. L’idée n’est pas encore de faire du Pay-Per-View mais bien de préparer l’après BeinSport qui a les droits actuels et gardent la moitié des bénéfices générés. Plus d’un an plus tard, cette chaine n’a toujours pas vu le jour et montre bien que la LFP pantoufle plutôt que travaille le plus clair de son temps.
Les capitalistes sont nos amis pour la vie
Depuis l’annonce de la défaillance de Mediapro, la LFP est sous le feu des critiques. La gestion de tels montants mais surtout d’une ressource aussi vitale pour le Football Français semble très amateure. Mais surtout elle rend compte d’une réalité : le football a toujours traité les chaines payantes comme des payeurs sans prendre en considération les intérêts propres de ces chaines. Jamais le football français ne pouvait imaginer qu’un jour, les chaines payantes n’auraient plus particulièrement besoin de diffuser des matchs alors qu’actuellement, sans l’argent de ces groupes audiovisuels, l’existence d’un football pro en France est remise en question.
Dans son fonctionnement, la LFP a toujours chercher à vendre plus cher ses droits de diffusion sans jamais réfléchir à mieux les vendre ou tout simplement à réduire l’importance de cette manne dans le budget des clubs qui n’a fait que grandir depuis 2000. Canal + agit maintenant en bon groupe capitaliste, qui a réussi à se construire une image et surtout des revenus moins dépendants du football et peut donc imposer ses conditions à la LFP : en clair notre prix ou plus d’argent. Certes Beinsport reste dans l’ombre, et pourrait sortir du bois à terme.
Surtout que le changement de direction du côté de Canal+ avec la prise de pouvoir de Vincent Bolloré rend moins lisible la stratégie de la chaine cryptée. En prime, sa gestion violente des personnes qui remettent en question le positionnement de la chaine d’info en continu Cnews (licenciement de Sébastien Thoen) ainsi que des vagues de protestions ou de soutiens au salarié qui ont suivi (licenciement de Stéphane Guy, grosse pression sur les signataires d’une lettre de contestation du licenciement de Sebastien Thoen) montrent bien que Canal est dans une logique de rapport de force et non d’une volonté de sauver l’ado qu’elle a enfanté.
Les dernières informations concernant le positionnement de Canal+ viennent abonder cette hypothèse du rapport de force constant. La chaine cryptée a annoncé sa volonté de rendre son lot de diffusion (qu’elle a acquis à Beinsport après les enchères où elle n’avait rien remporté) parce que jugé trop cher actuellement. L’idée est d’accentuer la pression sur la LFP et les clubs qui sont dans une situation dramatique. Canal + propose deux choses.
En attendant, une diffusion par Pay-Per-View, la LFP n’a pas les moyens de le réaliser seul, sa chaine OTT n’existe toujours pas et devra donc se tourner vers MyCanal, qui pourrait alors procéder à un haro sur les data d’utilisateurs par encore abonné à la chaine pour des futures campagnes de recrutements clients. Par la suite, si il y a une nouvelles mise en vente des droits de diffusion par la LFP, Canal pourra imposer son prix ou en tout cas, tirer au maximum vers le bas pour pouvoir faire un maximum de profit sur un secteur qui lui a souvent plus couté que rapporté.
Cette chute brutale du modèle économique du football français et plus largement du football européen peut être une aubaine pour le changer totalement. Il rend aussi compte d’une réalité : les capitalistes n’en ont pas grand-chose à faire du bien commun et veulent essentiellement faire prospérer leur fortune ou alors leur pouvoir médiatique ou politique. C’est pourtant une maxime qui est utilisé par les responsables politiques qui veulent encourager l’investissement privé en baisse les impôts. L’idée est que ces personnes ou groupes privés gèrent mieux leur argent que l’État et qu’ils seront à même de réaliser des choix qui profiteront au plus grand nombre.
Dans les faits, ils regardent leur possibilité de profit et si elle est trop faible, ils épargnent, pratiquent le licenciement ou la pression sur les salariés à grande échelle ou font de l’évasion fiscale. Canal + cherche la rentabilité financière ou la capacité de donner du poids à des personnes réactionnaires, qui ne remettent pas en cause le modèle économique capitaliste et qui ont souvent des idées d’extrêmes droites. Le soutien au football français n’est plus une priorité et s’il ne permet pas à la chaine de faire plus d’argent, il sera abandonné, quitte à pousser la LFP et le football pro Français dans les abysses.