
La tour de Babel – Pieter Brueghel l’Ancien
Depuis maintenant une semaine et pour encore au moins 25 jours, la France est de nouveau entrée dans une phase de confinement. Bien que celui-ci diffère assez substantiellement du premier (établissements scolaires ouverts, entreprises du BTP continuant à travailler, etc.), un nombre une nouvelle fois conséquent de salariés se retrouvent au chômage partiel. Cette mesure très protectrice quand on la compare à ce qui peut se faire dans le reste du monde vise avant tout à maintenir le niveau d’emploi et ainsi réduire le mur du chômage, selon la formule consacrée, qui ne manquera probablement pas de se produire en même temps qu’une crise sociale d’ampleur. Il est, à ce titre, assez ironique de constater que ce gouvernement tout acquis à la logique d’ubérisation dépenser des milliards pour cette mesure – qui marque toutefois un continuum avec l’idéologie mise en place depuis 2017, j’y reviendrai dans un prochain billet.
La pandémie et la crise sanitaire qui en a découlé ont précipité une crise à la fois économique et sociale dans la mesure où de nombreuses associations aidant les personnes en grande précarité ont annoncé l’augmentation de celle-ci avec les différentes mesures prises pour tenter d’endiguer la maladie. Plus largement, il me semble que la situation depuis mars aurait dû permettre à la gauche de mener une bataille culturelle pour la défense des services publics et une autre organisation de la société, en deux mots une rupture avec le capitalisme au moins dans sa version néolibérale. Cette rupture passe évidemment par une critique acerbe du salariat et de ses conséquences délétères même si celle-ci peut mener à des impasses relativement mortifères au vu du modèle économique dans lequel nous sommes plongés.
La mutation financière du capitalisme
Il serait bien évidemment absurde au sens camusien du terme d’effectuer une critique du salariat selon la grille de lecture du penseur majeur de cette question, Karl Marx. Bien que le fond de la question n’ait guère changé entre la parution du Capital et aujourd’hui – à savoir la spoliation du travailleur par le capitaliste qui le rétribue moins que l’argent qu’il va tirer de son travail – les conditions de résolution de cette spoliation ont radicalement changé avec le temps. Il y a bien entendu eu le tournant fordiste avec l’augmentation des salaires liée à la stratégie de trouver des débouchés aux produits fabriqués mais plus récemment c’est le tournant de la fin des années 1970 et du début des années 1980 qui nous intéresse ici.
L’avènement du néolibéralisme avec le couple Thatcher-Reagan a effectivement induit une dérégulation massive, opportunément nommée mondialisation pour mieux dissimuler son véritable objectif, qui a de facto entrainé la montée en puissance de la sphère financière. Beaucoup d’entreprises (et par ricochets de salariés) sont aujourd’hui soumises au joug de la rentabilité à court-terme qui entre souvent en conflit frontal avec les intérêts économiques de la production. De la même manière, les actionnaires sont désormais presque tout le temps situés bien loin du quotidien de l’entreprise, ce qui peut rendre la mobilisation contre les capitalistes bien plus ardue qu’il y a plusieurs décennies lorsque l’on identifiait bien le patron.
Ubérisation, la courte échelle ?
De ce fait, la critique du salariat a dû quelque peu évoluer pour s’adapter à ce nouveau contexte, à ce nouvel esprit du capitalisme. Celui-ci rendant compliqué la critique au sein même des entreprises, celle-ci a également pu muter pour viser une portée plus globalisante et déconstruire l’adhésion au salariat dans l’absolu. Les arguments classiques avancés par Marx en son temps ont été bien utiles à cette ambition : spoliation du travailleur, absence quasi-totale de liberté, relations asymétriques avec l’employeur qui permettent tout ou presque.
Dans le même temps, les néolibéraux se sont échinés à détruire les différentes législations protégeant les salariés pour mieux pouvoir les exploiter. L’apparition de l’ubérisation, présentée comme une libération des travailleurs par les grandes plateformes qui y ont recourt est peut-être l’une des conséquences de cette critique du salariat, critique récupérée une nouvelle fois par le capitalisme comme il sait si bien le faire. Celle-ci comporte effectivement deux étages, un peu comme une fusée, la première est bien évidemment la critique du salariat à proprement parler mais la seconde, plus importante encore, est souvent plus difficile à illustrer : la mise en place de la socialisation des moyens de production. Dès lors, en s’arrêtant au premier étage, la critique du salariat peut paradoxalement nourrir le discours sur la réussite individuelle et la liberté offerte par Uber et ses avatars. Une fois le piège refermé, il est très compliqué de s’en extirper rapidement et c’est assurément dans cet écueil que nous nous retrouvons coincés aujourd’hui.
Agriculteurs, symbole de l’angle mort
Par-delà la question de l’ubérisation et de celle de l’autoentrepreneuriat qui lui est consubstantielle, toute une partie de la population occupant un emploi se retrouve exclue de la critique du salariat alors même qu’elle est victime du capitalisme prédateur. Je prends ici l’exemple des agriculteurs mais la réflexion peut s’étendre à bien des personnes possédant leur entreprise et travaillant seul ou à quelques personnes bien évidemment. C’est sans doute l’un des angles morts de cette vision, la dichotomie entre prolétaire et capitaliste puisque selon toute logique, l’agriculteur possédant sa petite exploitation n’est pas considéré comme un prolétaire au sens de Marx alors qu’il subit lui aussi les affres de ce capitalisme débridé.
En étant forcé de vendre à vil prix ses productions en raison des positions dominantes des grandes centrales d’achat ou de la surproduction encouragée par certaines instances publiques, l’agriculteur – je mets ici de côté, on l’aura bien compris, les mastodontes du secteur – peut avoir de grandes difficultés non seulement à se verser un salaire mais tout simplement à survivre dans cette situation, le grand nombre de suicides dans ce secteur là de la population devrait suffire à nous alerter. Laisser de côté ces personnes c’est assurément tomber à pieds joints dans l’une des impasses que tentent de nous tendre le capitalisme pour mieux diviser encore la population.
Les travailleurs sans emploi
Depuis des décennies – et la crise sanitaire actuelle ne risque pas d’arranger les choses – la France connait d’un chômage structurel élevé. Principalement dans les quartiers populaires et dans les zones périurbaines ou rurales, celui-ci atteint des niveaux bien plus forts que dans les métropoles dynamiques. Un nombre substantiel de personnes résidant en France se retrouvent donc privées d’emploi, parfois sans guère de perspective d’en trouver un à court ou moyen terme. Ces personnes, peut-être plus encore que celles citées dans la partie précédente, se retrouvent dans l’angle mort de la critique du salariat. Ce précariat, selon la formule de Guy Standing, qui survit grâce aux petits boulots ou aux minimas sociaux ne peut décemment pas être convaincu par le premier étage de la critique du salariat.
Quelle personne sensée peut effectivement croire que lorsque l’on est sans emploi on prête attention à la critique faite aux conditions d’emploi ? Le salariat classique, ces personnes en sont exclues, parfois durablement. Ce qui est présenté comme néfaste par les contempteurs du salariat – dans lesquels je me range allègrement – est un horizon joyeux et rassurant pour elles. Dès lors il devient évident qu’une réelle prise en compte de cette catégorie de la population (qui n’est pas une portion négligeable il me semble) ne saurait passer par la seule critique du salariat, ou tout du moins son premier étage, mais par la défense d’un modèle plus global de société qui inclurait tant les travailleurs exploités que ce précariat et les personnes citées dans la partie précédente.
Rompre avec la logique capitaliste
Aussi est-il fondamental de ne pas rester au milieu du gué dans la critique du capitalisme. Je crois personnellement qu’une stratégie tiède a toutes les chances d’aboutir à la bérézina et que le seul salut véritablement possible passe par une rupture franche d’avec la logique qui préside au capitalisme dans sa version néolibérale. Le modèle défendu par Bernard Friot et fondé sur la cotisation me parait à ce jour l’alternative la plus avancée et surtout possible d’être mise en place rapidement. Bien évidemment celle-ci nécessiterait une rupture profonde mais a l’avantage de se fonder sur l’existant (la fonction publique et les cotisations sociales).
Le modèle défendu par l’économiste permet à mes yeux de faire voler en éclats les impasses précédemment citées puisqu’avec le salaire à la qualification qu’il propose tant les salariés que les personnes exclues de l’emploi ou trimant pour faire vivre leur petite exploitation se retrouveraient gagnantes par rapport à la situation actuelle. Les seuls perdants seraient assurément les capitalistes et détenteurs de toutes ces entreprises, en d’autres termes les spoliateurs. Le premier étage de la fusée a été largement présenté depuis des décennies, il est temps de passer au second. Avant la mise sur orbite ?
[Dans la continuité du travail entrepris sur ce blog (et dans une volonté de diversifier les supports pour faire avancer les idées en lesquelles je crois), j’ai rédigé un roman mêlant sociologie, politique et description de Marseille. Le premier chapitre est en accès libre via ce lien pour celles et ceux qui souhaiteraient avoir un aperçu avant de passer le pas de l’achat. Pour acheter le livre c’est par ici, n’hésitez pas à me faire des retours pendant ou après votre lecture]
Pour aller plus loin:
Le Capital, Karl Marx
Le Précariat, Guy Standing
Libérer le travail, Thomas Coutrot
Émanciper le travail, Bernard Friot
Condition de l’homme moderne, Hanneh Arendt