
Bâteaux de pêche hollandais dans la tempête – J.M.W Turner
À la faveur de la crise sanitaire liée au Covid-19, de nombreuses théories du complot ont vu le jour. En France notamment, où le surgissement médiatique de Didier Raoult couplé à l’état avancé de décomposition de la crédibilité du pouvoir en place a joué à plein régime, nous avons pu voir ci et là des théories alambiquées se répandre. S’il ne s’agit pas ici de centrer l’analyse sur le nouveau coronavirus, la séquence que nous vivons depuis plusieurs mois est propice à l’étude de ce phénomène. Bien évidemment, l’existence de théories complotistes n’est pas née avec la crise sanitaire et de telles théories sont présentes depuis longtemps. Toutefois, la montée en puissance des réseaux sociaux et, surtout, la perte quasi-totale de crédit des gouvernements partout sur la planète ont participé à un accroissement de celles-ci.
Avant d’aller plus loin dans le développement, il importe, me semble-t-il, de définir ce que l’on entend par complot. Si l’on s’en tient aux deux définitions données par le CNRTL, les complots ont en commun d’être secrètement élaborés entre plusieurs personnes, ce qui laisse une interprétation assez large. Il y a quelques mois, un Manière de voir était consacré aux complots et au sein du magazine se logeait une phrase très pertinente. Elle expliquait qu’en matière de complots, il y a deux écueils : celui d’en voir partout et celui d’en voir nulle part. La profusion des théories du complot depuis quelques années est bien plus un symptôme de l’état de décomposition politique qu’autre chose à mes yeux. Si rien n’est fait pour déconstruire cette dynamique, elle pourrait s’avérer à la fois dangereuse et nous écarter de la seule lutte qui vaille, celle contre les superstructures qui régissent la société.
La construction de boucs émissaires
Il me semble en effet que les théories du complot portées par des acteurs variés participent avant tout à la construction de boucs émissaires. Un complot étant par définition élaboré par une ou plusieurs personnes, le dénoncer revient à clouer au pilori celles et ceux que l’on accuse d’en être les instigateurs. L’on sait depuis la Violence et le sacré de René Girard que la mise en place de boucs émissaires n’est pas nouvelle, qu’elle remonte très loin dans le passé jusqu’à la Grèce antique au moins avec la figure du pharmakos – Œdipe en étant peut-être la figure paroxystique.
Du même coup, prêcher à longueur de temps que les complots sont partout revient finalement à tenter de jeter l’opprobre sur telle ou telle personne voire sur une catégorie entière de personne. Du complot judéo-maçonnique (sans doute le plus utilisé par les praticiens de ces théories) à la prétendue cinquième colonne islamogauchiste en passant par tout un tas de nuances complotistes, le processus est toujours le même. Il s’agit moins de dénoncer des actes que de fournir un réceptacle de la colère à celles et ceux qui, légitimement le plus souvent, se sentent floués, écrasés, dominés.
Théorie du complot versus critique des superstructures
Parce que c’est peut-être là le plus grand risque de la propagation de telles théories. Comme je le disais plus haut, j’y vois plus un symptôme qu’autre chose. En se nourrissant de la colère voire de la rage des dominés, les théoriciens du complot ne font que détourner une colère légitime vers un objet qui l’est bien moins. Si des complots ont effectivement existé au travers de l’histoire (que l’on pense aux multiples coups d’Etat organisés par les Etats-Unis d’Amérique par exemple), en faire la seule grille d’analyse du système politico-économique revient à faire lourdement fausse route à mes yeux.
En jouant sur des stéréotypes parfois (ou le plus souvent) racistes, les apprentis sorciers complotistes transforment ce qui devrait être une critique des structures économiques, le capitalisme pour ne pas dire son nom, en critique des personnes. Ce faisant, loin d’œuvrer pour une quelconque émancipation des personnes dominées par ce système économique, ils ne font que les utiliser pour prendre la place de ceux qui sont aujourd’hui les gagnants de ce système. L’effet est d’ailleurs doublement pervers puisque les défenseurs du système en place se presse d’accuser de complotistes les personnes qui remettent en cause les structures économiques. Non seulement les théoriciens du complot détournent la colère légitime qui existe chez tous les dominés mais ils offrent en plus une porte de sortie aux capitalistes pour délégitimer la critique du système qu’ils défendent. En d’autres termes, ils sont les idiots utiles consentants de ceux qu’ils prétendent critiquer. Il est plus que temps d’arrêter les frais.