Il y a une dizaine de jours, sous les yeux à la fois médusés et effrayés d’un certain nombre de personnes – il n’y avait qu’à voir les quais de Paris envahis par les passants – en France et un peu partout en Europe, la cathédrale Notre-Dame prenait feu. Ce qui aurait pu n’être qu’une péripétie rapidement effacée par l’allocution alors prévue par Emmanuel Macron pour faire suite au grand débat s’est transformée en moment de grande dramaturgie quand la flèche de l’édifice s’est écroulée et que les sapeurs-pompiers de Paris ont exprimé leurs craintes quant à la possibilité d’un effondrement des deux beffrois de la cathédrale. Sautant sur l’occasion, le monarque présidentiel a surjoué la solennité et l’émotion, un peu comme si un attentat avait frappé le pays.
Dans les jours qui ont suivi, après que les sapeurs-pompiers ont réussi à circonscrire l’incendie et à limiter les dégâts – que les hommages leurs soient rendus – une course proprement indécente aux dons a vu le jour dans les cercles des grandes fortunes. Pinault, Arnault, Total, Bouygues, bien nombreux ont été les personnes ou entreprises les plus riches de ce pays à accourir pour participer aux différentes cagnottes mises en place pour financer la restauration de l’édifice. Atteignant rapidement plusieurs centaines de millions d’€, ces dons ont, me semble-t-il, agi comme une forme de franchissement de seuil, de la même sorte que ceux que Frédéric Lordon met en avant dans son excellent Les Affects de la politique. En se précipitant au chevet d’un édifice, certes historique et symbolique mais un édifice tout de même, toutes ces grandes fortunes n’ont fait que démontrer à quel point la problématique du mécénat et de son usage par les puissants était importante en cela qu’elle charrie de nombreuses questions centrales, allant de la question de l’imposition à celle du recul de l’Etat en passant par bien d’autres encore.
L’émotion à géométrie variable
Avant toute chose et avant même d’aborder le cœur de cette réflexion sur le mécénat, il convient selon moi de revenir sur l’émotion générée par l’incendie ayant frappé la cathédrale. Il ne s’agit pas ici de nier le caractère éminemment symbolique que revêt Notre-Dame qui est progressivement entrée dans les histoires de ce pays et n’est désormais plus uniquement liée à une religion. Notre-Dame-de-Paris est effectivement tout autant un symbole du catholicisme qu’un décor ayant traversé les âges en investissant progressivement les récits littéraires dont le plus célèbre d’entre eux a été écrit par Victor Hugo. Symboliquement, le parvis de Notre-Dame représente même le point zéro géographique de la France, l’endroit d’où sont calculées toutes les distances.
C’est parce que la cathédrale représente tout cela à la fois que l’incendie qui l’a touchée a suscité un tel émoi. Il me parait néanmoins presque indécent de voir que l’émotion soit à ce point à géométrie variable. Je ne veux même pas parler – alors qu’il y aurait beaucoup à dire – de l’indifférence avec laquelle sont accueillies les destructions d’édifices culturels ailleurs dans le monde (de Palmyre à Mossoul en passant par Damas, Alep ou Tombouctou). L’on pourrait effectivement arguer l’argument désormais connu de la loi de la distance qui ferait qu’on est nécessairement moins touché par les évènements se produisant loin de nous. Quand bien même l’on accepterait de mettre de côté ces éléments, ce qui est déjà une bien commode concession, l’on ne peut qu’être abasourdi face à l’émoi suscité pour des pierres quand des vies humaines sont broyées quotidiennement sans que cela ne provoque la moindre réaction sinon du mépris.
La marque du recul de l’Etat
Comme expliqué en introduction, dans les jours qui ont suivi l’incendie, les dons ont afflué pour abonder la cagnotte visant à permettre une restauration rapide de Notre-Dame. Bien content de voir cet afflux d’argent, les représentants de l’Etat se sont empressés d’appeler tout le monde à participer à l’effort national en mettant en place une souscription. Tout ceci est profondément dérangeant à mes yeux. Si je reviendrai par la suite sur la question du mécénat des grandes fortunes, il me parait important de souligner tous les non-dits que charrie la position de l’Etat à l’heure actuelle qui revient ni plus ni moins qu’à jouer le mendiant en expliquant qu’il n’a pas forcément les moyens nécessaires à la restauration.
Il y a évidemment toute une part de posture dans ce positionnement de la part d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. L’Etat a bien entendu les moyens de financer à ses propres frais la restauration (d’ailleurs, nous y reviendrons, mais en offrant une réduction d’impôt de 60% sur les dons c’est ce qu’il fait au moins en partie) mais se placer dans la position du quémandeur permet tout à la fois aux grandes fortunes de passer pour des sauveurs et de faire accepter à la population le recul grandissant de l’Etat. C’est bel et bien parce qu’il n’y a plus de politique volontariste, notamment sur les questions culturelles, ni de fonds alloués à ces thématiques que l’Etat se complait dans ce rôle du mendiant absolument intolérable. C’est bien là tout le triomphe du néolibéralisme et de ses préceptes exhortant l’Etat à devenir le plus maigre possible.
La philanthropie des milliardaires ou les nouvelles indulgences
Il est assez ironique que ce soit l’incendie d’une cathédrale qui permette de mettre à nu les tendances lourdes de la philanthropie des grandes fortunes. Bien entendu, celle-ci n’est pas nouvelle mais depuis quelques décennies elle semble avoir pris de nouveaux contours. Les mêmes personnes qui s’échinent à mettre en place les montages les plus élaborés pour éviter de payer des impôts (elles-mêmes ou les entreprises qu’elles possèdent), qui s’empressent d’aller se domicilier fiscalement en Belgique ou en Suisse, qui n’ont de cesse de hurler contre les taux d’imposition qu’elles considèrent comme confiscatoire dans ce pays, ces mêmes personnes qui organisent l’impuissance de l’Etat en le siphonnant de ses recettes, se plaisent à se présenter comme des sauveurs en ce moment – en n’oubliant pas de réclamer leur déduction fiscale, nous y reviendrons.
Il y a quelque chose de profondément médiéval dans ces pratiques qui ne sont pas sans rappeler l’achat des indulgences à l’Eglise, d’où l’ironie de la situation actuelle. En payant des indulgences à prix d’or, les riches du Moyen-Age pensaient racheter leurs péchés ici-bas. Profitant de la vénalité de l’Eglise, ils voyaient dans leur démarche un moyen de se couvrir après avoir volé les honnêtes gens pour construire cette fortune. Bien entendu, les grandes fortunes contemporaines n’achètent pas la salvation de leur âme mais se payent des indulgences médiatiques et, espèrent-elles, dans l’opinion publique en finançant via le mécénat des œuvres que d’autre part elles réduisent comme peau de chagrin en pratiquant toutes les formes d’évitement fiscal. En somme c’est comme si l’on vous faisait les poches pour vous laisser sur la paille et que derrière cela les voleurs vous jetaient quelques pièces rouges au visage en exigeant qu’on les idolâtre pour ça.
La mise à mal de l’impôt
Si la pratique du mécénat est le révélateur de la mise à mal de l’impôt c’est évidemment parce que, comme dit plus haut, les grandes fortunes font tout pour éviter de payer leurs impôts en France par le biais de montage tous plus alambiqués les uns que les autres et font semblant de se rattraper en versant quelques miettes par le mécénat mais pas uniquement. Alors même que les cendres de Notre-Dame était encore chaude, l’ancien ministre de la culture et accessoirement porte-parole de la fondation Pinault Jean-Jacques Aillagon réclamait via Twitter que l’Etat décrète Notre-Dame trésor national afin que les donateurs bénéficient de 90% de déduction fiscale. Par cette odieuse indécence, ce monsieur n’a fait que démontrer à quel point les grandes fortunes pratiquaient la duplicité.
Pour dire les choses très concrètement dans le cas d’une réduction d’impôt de 90%, pour un don de 100M le donateur ne payerait en réalité que 10%. Si cette option a été écartée, les dons bénéficient encore d’une déduction fiscale de 60%. En d’autres termes il s’agit de dire que les grands donateurs qui ont prestement annoncé des sommes importantes – à l’exception notable de Pinault qui a affirmé qu’il renonçait à la déduction fiscale, ce qu’il faudra vérifier à la fin de l’année prochaine – l’ont principalement fait pour pratiquer encore une fois l’optimisation fiscale. Par-delà le scandale que représente une nouvelle fois la pratique visant à socialiser les pertes et à privatiser les gains (ici en termes d’image), cette pratique met rudement à mal l’un des principes fondamentaux de l’impôt, celui de la non-spécialisation. Pour vous ou moi il est impossible de choisir à quoi serviront nos impôts, eh bien pour toutes ces grandes fortunes il est possible de décider au moins en partie à quoi serviront les leurs (et les nôtres au passage) puisqu’en obtenant des déductions fiscales avec leurs dons ils ne font pas autre chose que choisir à quoi seront affectés leurs impôts. Dans le cas qui nous occupe, ces grandes fortunes retirent du budget à l’éducation ou à la cohésion sociale pour le placer dans la rénovation de Notre-Dame. Je ne suis pas sûr que l’on se rende bien compte du scandale démocratique que cela représente.
Comment le récit national écrase le petit peuple
Lundi 15 avril, le jour de l’incendie de Notre-Dame, Emmanuel Macron devait s’exprimer à 20h pour annoncer ses propositions après la fin du grand débat. Peu après l’annonce l’incendie, le locataire de l’Elysée a annulé son allocution et le lendemain sa nouvelle intervention que l’on imaginait alors centrée sur la réponse à la crise sociale importante que traverse le pays depuis plusieurs mois. Il n’en fut pourtant rien. « Demain, a-t-il expliqué, la politique et ses tumultes reprendront leur droit, mais le moment n’est pas encore venu », ajoutant plus loin qu’il « [savait], en quelque sorte, l’espèce de fausse impatience qui voudrait qu’il faille réagir à chaque instant, pouvoir dire les annonces qui étaient prévues à telle date, comme si être à la tête d’un pays n’était qu’administrer des choses, et pas être conscient de notre histoire, du temps des femmes et des hommes ». Ce faisant, il a relégué à l’arrière-plan le malaise social parcourant la société, le rejetant dans la sphère des fausses impatiences et des simples tumultes de la politique, les principaux concernés, c’est-à-dire nous, apprécieront.
En agissant de la sorte, Emmanuel Macron n’a fait que démontrer une nouvelle fois à quel point ce que l’on nous présente comme le récit (ou roman, c’est selon) national ne vise pas à autre chose qu’à écraser le petit peuple, lui faire comprendre qu’il n’est rien et qu’il ne vaut pas la peine que l’on s’intéresse à lui. Notre-Dame a pris feu, la misère n’a donc plus aucune importance. En solennisant à outrance l’évènement, le monarque présidentiel ne fait rien d’autre que de tenter de surfer dessus pour reprendre la main, ce qui ne manquera pas de générer des frustrations et des colères encore plus grandes dans les semaines à venir. Si vous doutiez que vous n’étiez rien, vous en avez eu la preuve éclatante avec cette séquence absolument lunaire. Il est assurément grand temps que le fleuve populaire fasse sauter les digues d’un pouvoir ivre de lui-même et complètement enfermé dans sa tour d’ivoire. Ils auront alors beau parler de violence, il faudra garder en tête les magnifiques vers de Bertolt Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent / Mais on ne dit jamais rien de la violence / Des rives qui l’enserrent ».
Depuis l’incendie de Notre-Dame, le roman de Victor Hugo est désormais en tête des ventes. C’est pourtant dans son chef d’œuvre absolu que doit se tirer la morale de toute cette histoire selon moi, je veux bien entendu parler des Misérables.
« En 1793, écrit le génial artiste dans son ouvrage, selon que l’idée qui flottait était bonne ou mauvaise, selon que c’était le jour du fanatisme ou de l’enthousiasme, il partait du faubourg Saint-Antoine tantôt des légions sauvages, tantôt des bandes héroïques.
Sauvages. Expliquons-nous sur ce mot. Ces hommes hérissés qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés, hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l’homme, l’instruction pour l’enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté, l’égalité, la fraternité, le pain pour tous, l’idée pour tous, l’édénisation du monde, le Progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés à bout, hors d’eux-mêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au poing, le rugissement à la bouche. C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation.
Ils proclamaient avec furie le droit ; ils voulaient, fût-ce par le tremblement et l’épouvante, forcer le genre humain au paradis. Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit.
En regard de ces hommes, farouches, nous en convenons, et effrayants, mais farouches et effrayants pour le bien, il y a d’autres hommes, souriants, brodés, dorés, enrubannés, constellés, en bas de soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoudés à une table de velours au coin d’une cheminée de marbre, insistent doucement pour le maintien et la conservation du passé, du moyen-âge, du droit divin, du fanatisme, de l’ignorance, de l’esclavage, de la peine de mort, de la guerre, glorifiant à demi-voix et avec politesse le sabre, le bûcher et l’échafaud. Quant à nous, si nous étions forcés à l’option entre les barbares de la civilisation et les civilisés de la barbarie, nous choisirions les barbares ». Que les paroles de ce grand homme nous guident. Il est temps d’exproprier les expropriateurs.
Pour aller plus loin:
Voyage de classes, Nicolas Jounin
Winners Take All: The Elite Charade of Changing the World, Arnand Giridharadas
Essai sur le don, Marcel Mauss
Les Affects de la politique, Frédéric Lordon
Une histoire populaire du football, Mickaël Correia
Les Misérables, Victor Hugo
Invasion de la charité privée, Frédéric Lordon dans Le Monde diplomatique d’avril 2006
Notre-Dame: doit-on remercier les riches ?, Usul sur Mediapart
Crédits photo: Deligne pour La Croix
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