Les Décodeurs ou le symbole de la presse chienne de garde

Chaque année, plusieurs institutions choisissent leur mot de l’année. Si les mots choisis sont parfois des termes assez ésotériques qui n’évoquent pas grand chose à la majorité de la population, il arrive aussi que ces institutions décident de mettre en avant des termes qui, pour le coup, sont largement compréhensibles par le plus grand nombre. En 2017, le dictionnaire Collins a fait ce choix-là en décernant le titre de mot de l’année au terme fake news. Très largement utilisée par Donald Jr. Trump durant sa campagne présidentielle aux Etats-Unis, le terme de fake news s’est répandu comme une trainée de poudre depuis quelques années si bien que d’aucuns nous expliquent désormais que celles-ci représentent la principale menace qui pèse sur les démocraties dites libérales.

Il y a quelque chose d’assez ironique à voir la plupart des médias dominants en France reprendre ce terme pour parler des mensonges. Tout se passe en effet comme si dire fake news était à la fois plus moderne et plus pudique, une manière euphémique de parler de mensonges en somme. En France, cette importance nouvelle accordée aux fake news par de nombreux médias s’est traduite par l’apparition progressive du fact checking, cette pratique visant à vérifier tel ou tel propos. Si Le Monde a été un pionnier dans cette dynamique en créant dès 2014 sa rubrique des Décodeurs, de nombreux médias ont suivi cet exemple. Ce qui, au départ, était présenté comme un moyen de tordre le coup aux mensonges s’est pourtant rapidement révélé être un moyen nouveau de normaliser le monde de la presse en excommuniant ceux qui ne pensaient pas comme la doxa néolibérale l’exige. A cet égard, l’apparition du Décodex en 2017 fait figure de symbole puissant.

L’abdication du journalisme politique

Comme je l’ai dit, de prime abord l’on pouvait se dire que l’apparition de ces fact checkers était une bonne chose. Cela n’a jamais été mon cas mais il n’était pas absurde de voir dans cette dynamique nouvelle un moyen de lutter contre la propagation de plus en plus grande de mensonges en tous genres notamment sur les réseaux sociaux. Pour autant, créer une rubrique consacrée uniquement à cet objectif est, selon moi, la forme d’une certaine décadence de la presse. Plus précisément je vois dans l’apparition des Décodeurs et de tous leurs avatars mais surtout dans la place croissante qu’ils occupent, le symbole du délabrement intellectuel de la presse, délabrement qui nous le verrons plus tard n’est pas une fin en soi mais plutôt un moyen.

Il me parait effectivement extrêmement dérangeant de voir qu’une part croissante des journalistes soit affectée à un travail de moine copiste ou de petits scribes frappés d’une myopie rare dans la mesure où se contentant de se concentrer sur des bouts parcellaires d’information ceux-ci manquent assurément de hauteur et de vision globale. Le fact checking finalement est la figure de l’abdication du journalisme politique puisque, refusant de comprendre le monde et la société dans sa globalité, les décodeurs rejettent le rôle du journaliste pour embrasser celui du correcteur, ceci est en d’autres termes l’application du travail à la chaine au monde journalistique. Plus grave encore, cette myopie délirante interdit aux décodeurs de remettre en cause le cadre global de ce qu’ils vérifient de telle sorte que nos chers décodeurs, dans l’Allemagne nazie, n’auraient sans doute pas fustigé les propos racistes du NSDAP sur la taille du nez des Juifs par exemple mais se seraient armés de règles et de compas pour vérifier que ceux-ci ont effectivement un nez plus gros que la moyenne.

La Vérité et ses zélés

Plus largement, la pullulation des décodeurs depuis quelques années nous dit de nombreuses choses sur la manière dont ceux-ci envisagent la société et, plus largement, la vie. Ils ne font finalement que rendre un culte à la Vérité en nous expliquant qu’ils traquent le mensonge partout (sauf évidemment dans leur propre média et sur les superstructures de la société, nous y reviendrons). La majuscule a son importance, les décodeurs sont effectivement les soldats d’une idée, d’un concept, celui qui voudrait qu’il existe une vérité une et unique et que le décodeur ait la charge de la révéler au monde en détruisant les mensonges des autres.

Le corollaire de cette croyance en la Vérité est assurément le mythe de l’objectivité et de la neutralité si cher à nos décodeurs. Pensant être totalement neutres et immaculés, non soumis à leur condition de sujet pensant, les décodeurs nous expliquent à tort et à travers qu’ils font cela parce que la neutralité journalistique l’impose et que c’est précisément cette neutralité qui fait qu’ils sont inattaquables. Il ne me parait pas exagéré de parler de zélotes pour définir nos chers décodeurs quand on voit l’ardeur avec laquelle ils défendent leur joujou, sans doute sans même se rendre compte des apories dans lesquelles il les enferme.

Des décodeurs à la loi fake news, le fil tendu

Il y a quelques mois, Emmanuel Macron et sa majorité fantoche ont fait voter une loi relative aux « fausses nouvelles ». A raison, l’ensemble ou presque des médias du pays se sont insurgés contre cette loi liberticide mettant rudement à mal la liberté de la presse mais si dieu se rit réellement des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes selon la belle phrase de Bossuet, il y a fort à parier qu’en ce moment même il soit en train de rire aux larmes en voyant les décodeurs s’agiter comme des pucerons devant les phares d’une voiture. Evidemment, cette loi est scélérate et vise à censurer certains médias durant les campagnes électorales mais les décodeurs ne sont-ils pas en partie responsable de ce scandale ?

Il me semble que la réponse est affirmative. En mettant sans cesse en avant les supposées fake news, en expliquant qu’elles étaient un danger absolu pour la démocratie libérale et en consacrant de plus en plus d’espace médiatique à ces questions là au détriment de l’analyse politique de la société, les décodeurs et leurs laudateurs ont créé les conditions de mise en place d’une telle loi. Evidemment il y a une différence à voir l’Etat et la justice décider de ce qui est une fake news et de ce qui ne l’est pas dans la mesure où ce questionnement charrie avec lui tous les éléments de la censure mais tout de même, la logique n’est pas bien différente de celle des décodeurs, elle revient à proclamer sa supériorité sur l’Aventin et dire que certains savent mieux que d’autres ce qui est vrai, le tout sans aucune idéologie bien évidemment.

L’idéologie qui ne dit pas son nom

Parce que c’est bien là le nœud gordien du débat autour des décodeurs, celui de l’idéologie. Alors même que ceux-ci essayent tant bien que mal de nous expliquer qu’ils ne sont pas idéologues et qu’ils luttent au contraire contre l’idéologie en proclamant la Vérité, ils me semblent qu’ils font partie des plus idéologues de cette société, ceux qui le sont sans même s’en rendre compte. Comme l’écrit magistralement Frédéric Lordon dans le billet de blog qu’il leur consacre ceux-ci sont a minima des idéologues des faits. Plus largement, l’apparition du Décodex, cet ersatz de Pokedex chargé de dire si tel ou tel média est fiable ou non, est venu parachever la présence de cette idéologie qui ne veut pas dire son nom.

L’exemple le plus frappant et le plus pur possible de cette logique a très certainement touché Fakir, relégué dans les médias non fiables au prétexte du fait qu’il « parle depuis un point de vue » selon Samuel Laurent, le décodeur en chef. Parfois, c’est par de petites lucarnes qu’arrivent les lumières les plus puissantes et par cette petite phrase, le décodeur en chef a exprimé tout l’objectif de ses collègues, celle de normaliser les médias et de marquer les déviants. Fakir parle effectivement depuis un point de vue mais quel média et surtout quel journaliste ne parle pas depuis un point de vue ? Les médias si prompts à faire du décodage ne sont-ils pas ceux qui ont épousé la doxa néolibérale et nous explique que la mondialisation est merveilleuse et ne fait que des heureux ? Surtout, au nom de quoi Le Monde ou Libération pour ne citer qu’eux s’arrogent le droit de se dire objectif et d’endosser le regard omniscient capable de dire que tel ou tel média est plus crédible qu’un autre ? A cet égard, les décodeurs jouent à plein régime le rôle de chien de garde du système en ostracisant ceux qui pensent différemment de la pensée dominante.

La pluralité plutôt que la Vérité

Il est assez ironique de constater que c’est la campagne de Donald Jr. Trump qui a provoqué l’accentuation de cette dynamique. Totalement désemparés face à une victoire qu’ils n’avaient pas vu venir, les médias dominants ont alors décrété que si la réalité n’épousait pas leurs vues ce n’est pas parce qu’ils se trompaient mais parce que la réalité elle-même s’était trompée. Il y a quelque chose de l’hybris de Bellérophon dans l’attitude de la plupart des médias dits dominants en cela qu’ils se pensent réellement comme l’égal de Dieu. La victoire de Trump lors de l’élection présidentielle a été attribuée à deux éléments principaux, les fake news d’une part et les bulles informationnelles d’autre part.

Après les mensonges, ce sont les réseaux sociaux qui ont été accusés d’avoir porté Donald Jr. Trump à la Maison Blanche en raison du fait que ceux-ci créeraient des bulles informationnelles au sein desquelles les informations n’auraient aucune pluralité. En somme il s’agit de dire que sur les réseaux sociaux nous suivons la plupart du temps des personnes qui nous ressemblent et donc que cette dynamique aboutit au fait de ne pas avoir d’informations plurielles dans notre flux d’information. Il arrive parfois qu’en tentant de définir et de critiquer une chose, l’on se retrouve à parler de nous-mêmes. C’est exactement ce qu’il s’est produit pour les médias dits dominants avec les bulles informationnelles. Plus ils décrivaient et critiquaient le fonctionnement des réseaux sociaux, plus ils dressaient une image fidèle de ce qu’ils étaient comme l’écrit Lordon dans le billet de blog cité plus haut : « on se souvient de Katherine Viner, éditorialiste-philosophe de la post-vérité au Guardian qui, voulant faire porter le chapeau à Facebook, « conceptualisait » les « bulles de filtre » sans s’apercevoir que la définition qu’elle en donnait s’appliquait à merveille à la presse mainstream : un univers clos qui ne se nourrit que de pensée confirmante sans jamais ni accueillir ni faire entendre le moindre bruit contradictoire sérieux ».

Libérer la presse des forces de l’argent

Si la presse dite dominante manque à ce point et cruellement de pluralité et de diversité, c’est bel et bien parce que les principaux médias de ce pays se sont jetés dans les bras d’industriels milliardaires peu scrupuleux qui se servent bien plus assurément de leurs organes de presse comme instrument de leur soft power que comme médias indépendants. Si la France est classée 32ème par Reporters Sans Frontières en ce qui concerne la liberté de la presse (derrière des pays comme la Namibie par exemple), ce n’est pas une simple lubie de l’ONG mais bien parce que la situation est catastrophique.

Censure plus ou moins déguisée de certains articles ou reportages, déjeuner régulier entre les actionnaires des journaux et les directeurs de ceux-ci, collusion des journalistes et politiques (voir à cet égard l’excellent livre de Serge Halimi Les Nouveaux chiens de garde) tout est réuni pour que la presse française aille mal. En acceptant de se vendre aux puissances d’argent depuis des décennies, les grands médias de ce pays ont progressivement abandonné l’ambition journalistique – ce qui ne veut pas dire que l’ensemble des journalistes des rédactions soient d’affreuses personnes – critique et le rôle de contre-pouvoir pour se faire les servants de l’ordre économique en place. La plupart des médias sont en fait devenus pareils à ces danseuses que les riches possèdent pour se faire plaisir. Il est plus que temps que la chèvre de Monsieur Seguin (qui représente allégoriquement un journaliste libre) triomphe enfin du loup et que les principes évoqués par Camus dans son discours de réception du prix Nobel soient appliqués au monde de la presse : « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier [il parle ici du métier d’écrivain] s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ».

Pour aller plus loin:

Le monde libre, Aude Lancelin

Main basse sur l’information, Laurent Mauduit

Les Nouveaux chiens de garde, Serge Halimi

La fabrication du consentement, Noam Chomsky

Discours de Suède, Albert Camus

La chèvre de Monsieur Seguin, Alphonse Daudet

Charlot ministre de la vérité, Frédéric Lordon sur son blog La pompe à phynance

Crédits photo: La vérité sortant du puits, Jean-Léon Gérôme

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