Il est souvent très complexe – pour ne pas dire impossible – de prévoir les accélérations de l’histoire. Leur rareté couplée au décalage parfois gigantesque entre l’élément déclencheur et la réaction en chaîne aboutissant à ces moments aussi puissants que spéciaux ne sont assurément pas les raisons les moins importantes agissant dans la difficulté à déceler les signaux faibles précédant ce genre d’évènements. Il est, comme l’explique brillamment Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique, des seuils imperceptibles dont le franchissement entraîne des changements d’ampleur que personne n’avait vu venir. Evidemment de telles accélérations de l’histoire charrient leurs lots de charlatans prétendant avoir vu avant tout le monde, avoir humé l’ère du temps, ce fameux Zeitgeist, préalablement au reste du monde. C’est ainsi que nous pouvons nous retrouver en présence de charlatans nous expliquant les choses à faire une fois l’accélération produite alors même que ceux-ci nous expliquaient la veille qu’il était absolument impensable de vivre un tel moment.
Il me semble que nous vivons l’un de ces moments à la fois singuliers et très révélateurs, une forme d’apocalypse au sens premier du terme (l’étymologie grecque du terme étant la révélation), en Algérie depuis le 22 février dernier et la première manifestation contre le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, président depuis presque 20 ans et que plus grand monde n’a vu depuis 2013 et son accident vasculaire cérébral. Evidemment, l’on se doutait qu’en cas de candidature pour un cinquième mandat de la part du président en place qui n’est plus que l’ombre de lui-même – les soupçons sur sa santé mentale voire même sur le fait même qu’il soit en vie sont légion – celle-ci générerait des tensions tant la situation politique algérienne est absurde. Toutefois, rien ne laisser à penser que les Algériens descendraient par millions dans les rues du pays, mettant ainsi une pression inouïe sur un système sclérosé qui se voit désormais menacé tant le génie démocratique semble avoir quitté la lampe et parait désormais impossible à remettre à sa place sans des concessions majeures.
Le peuple révolté
La surprise face à la mobilisation massive et pacifique des Algériens – nous reviendrons sur ce point important – ressentie un peu partout sur la planète est très certainement à la hauteur de l’effroi que celle-ci suscite dans les sphères d’un pouvoir qui se pensait à l’abri de l’aléa populaire. Si les multiples clans composant l’architecture du pouvoir en Algérie (architecture au sein de laquelle l’armée occupe une place toute particulière) ont fait le choix de présenter à nouveau Bouteflika pour un cinquième mandat c’est sans aucun doute en raison du fait que les luttes de succession du cacique de Tlemcen ne sont pas encore réglées et que, considérant qu’il leur fallait encore un peu de temps pour conclure l’affaire, ils étaient convaincus que le cinquième mandat d’un président anémié était la moins pire des solutions en attendant de solder l’héritage et de se partager les prébendes.
Toutefois, la question qui demeure pendante, est bel et bien celle des raisons qui les ont poussés à croire que cette énième ficelle passerait. Sans doute le fondement de ce choix réside-t-il dans une analyse erronée de leur part. L’on disait le peuple algérien aussi amorphe que son président, rétif à se mobiliser et n’accordant plus aucun intérêt à la chose publique, le voilà qui se révèle être follement et passionnément engagé dans une bataille politique que personne n’avait vu venir et qui force le respect par son ampleur et sa détermination. Il y a quelque chose de profondément camusien dans ce qui se produit actuellement partout en Algérie, quelque chose de la révolte théorisée par Camus, lui qui aimait ce pays, dans L’Homme révolté : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? écrit le philosophe franco-algérien dans son essai. Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ? Il signifie, par exemple, ‘les choses ont trop duré’, ‘jusque-là oui, au-delà non’, ‘vous allez trop loin’, et encore, ‘il y a une limite que vous ne dépasserez pas’. En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière ». Le peuple algérien, en faisant corps par millions dans les rues ne fait finalement rien d’autre qu’illustrer la phrase la plus célèbre de l’ouvrage postulant que « je me révolte donc nous sommes ». Pendant ce temps, le pouvoir algérien fait l’épreuve de l’absurde camusien et voit les décors s’écrouler autour de lui face à la détermination populaire.
Les raisons de la colère
Il serait tout à la fois pompeux et présomptueux de prétendre expliciter l’ensemble des raisons de la colère populaire algérienne en quelques lignes mais il me parait important de tenter d’en brosser un portrait panoramique qui, par définition, manquera de détail. Comment, en effet, expliquer que la révolte se produise maintenant ? Il me semble que la principale des raisons réside dans le fait de la conjonction d’une double humiliation (celle que l’on place sous le nom de hogra de l’autre côté de la Méditerranée) au sein de laquelle la partie économique n’est pas anodine. L’économie algérienne est, comme on le sait, une économie rentière. Si par le passé certains des pouvoirs en place ont tenté de mettre en place des politiques de diversification des revenus du pays comme par exemple la politique des industries industrialisantes, celles-ci se sont révélées être des échecs patents si bien que jusqu’à aujourd’hui, l’économie algérienne demeure fortement dépendante de la rente pétrolière et gazière que lui offre le Sahara.
Aussi longtemps que les cours des produits de cette rente sont élevés le pouvoir algérien peut se complaire dans ce modèle économique mortifère sur le long terme. Mortifère précisément parce que dès lors que les cours se retournent, il n’est plus possible au pouvoir d’acheter la paix sociale en distribuant des miettes de la rente tandis que la caste se gave de manière totalement indécente. Les cours étant ce qu’ils sont depuis un certain moment, l’économie algérienne tousse avec toutes les conséquences que cela suggère. Il est loin le temps où l’Algérie pouvait se permettre d’effacer les dettes de certains pays africains ou d’apporter des devises au FMI. Jouant allègrement sur l’idiosyncrasie d’un peuple prompt à faire étalage de sa fierté, le pouvoir jouait alors sur cette corde pour faire avaler l’énorme pilule de l’absence d’alternance et de libertés politiques. Le risque de cette stratégie est précisément qu’elle peut rapidement se retourner contre ses instigateurs dès lors que la fierté est bafouée. Au ralentissement économique est donc venue s’ajouter l’humiliation politique d’un pouvoir considérant qu’il lui était possible de porter candidat un pantin sans aucune forme. C’est en grande partie de ce cocktail explosif qu’a jailli l’insurrection que nous voyons à l’œuvre.
L’incarnation du pouvoir de l’ombre
C’est une histoire vieille comme la science politique qui s’est répétée durant des décennies en Algérie. Cette histoire c’est celle des pouvoirs officieux, ceux qui agissent dans l’ombre pour que les politiques menées aillent dans le sens de leurs intérêts et préservent leurs prébendes. S’il est compliqué de dater la création de cette tendance, il est relativement aisé d’en tirer le symbole le plus exacerbé en la personne de Machiavel, ce conseiller des princes, auteur d’un traité pour les dirigeants dont l’une des principales images est assurément la nécessité pour le Prince de jouer tout à la fois sur les cordes de la ruse et de la crainte, ce que le théoricien florentin dessine sous les traits de sa métaphore sur le lion et le renard. Si le pouvoir algérien n’a pas hésité par le passé à prendre les traits du lion – comment oublier la décennie noire, nous y reviendrons, ou la répression dans le sang des manifestations de 1988 ? – celui-ci semble avoir choisi d’épouser la figure du renard depuis quelques temps.
Partout ou presque sur la planète nous parlons en effet de ce pouvoir de l’ombre et il n’est sans doute pas un pays dans le monde où celui-ci est plus matérialisé qu’en Algérie. Alors même que le président en exercice est depuis bientôt six ans dans un état mental et physique que personne ne connait (mais que l’on peut assurément qualifier, au mieux, de déclinant), le pouvoir de l’ombre continue à tirer les ficelles et l’ensemble des différents clans (Bouteflika, armée, etc.) sont les véritables détenteurs de la puissance publique dans le pays. Rarement dans l’histoire nous avons eu une incarnation aussi pure et parfaite de cette dynamique pluriséculaire, jamais dans l’histoire politique et économique les pouvoirs officieux n’ont été aussi officiels qu’en Algérie depuis quelques années. En regard de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée, les lobbies surpuissants aux Etats-Unis ou au sein de l’Union Européenne font figure de gentils matous.
De l’importance des Ultras
Comme je l’expliquais plus haut, le pouvoir algérien n’a pas hésité à faire usage de la force pour asseoir sa domination et mater toutes les oppositions qui auraient pu se dresser sur sa route. L’on se rappelle effectivement que certains des généraux affirmaient sans ambages au sortir de la décennie noire que si c’était à refaire ils le referaient. Cette mise au pas de l’espace public, cette impossibilité patente à exprimer sa désapprobation, sa critique ou sa rage à l’égard d’un pouvoir sourd aux revendications populaires a eu pour conséquence de favoriser l’émergence de bastions de liberté politique où les tribunes des stades de foot tiennent une place toute particulière.
De la même manière qu’au Maroc ou en Egypte, les tribunes peuplées d’Ultras ont servi d’exutoire à une situation économique, sociale et politique insoutenable pour beaucoup. C’est ainsi que la finale de la coupe d’Algérie s’est régulièrement transformée en moment de défiance à l’égard du pouvoir, moment lors duquel les supporters adverses fraternisaient dans des chants adressés aux officiels souvent présent dans les stades. De la même manière, certains des chants entonnés dans les stades comme la Casa del Mouradia – la Mouradia étant le lieu où se trouve la présidence algérienne – se retrouvent dans les manifestations massives de ces derniers jours, donnant lieu à des images donnant littéralement les frissons. De la même manière, les Ultras, rompus aux techniques de la police, pourraient se révéler être, comme en Egypte, des piliers plus qu’importants dans les mobilisations à venir. Loin d’être des écervelés, les Ultras sont bel et bien les défenseurs d’un certain idéal et les propagateurs d’une critique que la rue ne pouvait exprimer jusqu’à il y a quelques jours. De quoi faire réfléchir tous ceux qui, de ce côté-ci de la Méditerranée, considèrent qu’il n’est pas bien grave de mettre à mal les libertés fondamentales des Ultras puisqu’aller au stade est moins important qu’aller manifester selon eux.
Les fantômes du passé
L’une des raisons principales expliquant la surprise qui frappe à la vue des manifestation massives en Algérie – plusieurs millions de personnes dans les rues vendredi dernier – est sans conteste que les manifestations sont des évènements littéralement exceptionnels dans le pays. Ceci est sans aucun doute la conséquence de l’histoire d’un pays marqué par une guerre civile d’une violence rare datant d’il y a peine 30 ans et ayant duré plus de 10 ans. Il n’y a pas si longtemps, il était très commun d’être forcé de ralentir aux quatre coins du pays pour passer les barrages militaires présents un peu partout. Cette cicatrice encore brûlante, cette plaie encore béante – faut-il rappeler que durant la décennie noire, des têtes décapitées roulaient dans les caniveaux ? – est indéniablement à prendre en compte si l’on veut tenter d’analyser les mobilisations algériennes.
Sans doute est-ce d’ailleurs pour cette raison qu’au moment des Printemps arabes d’il y a quelques années, l’Algérie a dénoté par sa stabilité dans la zone. La cicatrice était encore trop vive, la colère pas encore assez puissante pour jeter des millions de personnes dans la rue et leur faire braver tout à la fois l’interdit et la peur d’une résurgence de la violence et de la cruauté. C’est pour ces raisons qu’à l’appel à manifester le 22 février et plus largement encore depuis les premières mobilisations que la crainte est toujours tapie dans l’ombre. Pour paraphraser Marx et Engels, un spectre hante l’Algérie, celui de la décennie noire et de la guerre civile. C’est précisément ce qui rend encore plus impressionnante et admirable la mobilisation déterminée de millions d’Algériens.
Force de la rue et clou planté
Je le disais au début de ces lignes, l’un des points les plus impressionnants de ces mobilisations est assurément leur caractère pacifique. Alors que l’on pouvait s’attendre à une flambée des violences, les manifestants algériens donnent une leçon de révolte citoyenne sans autre violence que symbolique – parce qu’il faut être totalement déconnecté de la réalité et de l’histoire algériennes pour ne pas comprendre le niveau de violence symbolique que représentent ces marées humaines dans les rues d’Algérie ou le retournement du slogan décolonial « un seul héros, le peuple » pour le pouvoir en place. Les manifestants se distinguent également par un civisme impressionnant en veillant, par exemple à ramasser les déchets avant de quitter les lieux de manifestations (point qui n’est mystérieusement pas relevé par les médias français, les mêmes qui nous rebattent les oreilles dès que des Japonais rangent leur vestiaire).
Le 10 mars dernier, Abdelaziz Bouteflika a, dans une adresse à la nation expliqué que l’élection présidentielle qui devait se tenir le 18 avril prochain était annulée et qu’une conférence nationale serait mise en place pour réfléchir à une nouvelle constitution pour le pays avant la tenue d’une présidentielle où Bouteflika ne serait pas candidat. Quelques jours plus tôt, le même Bouteflika affirmait qu’il n’effectuerait qu’une année de mandat en mettant en place la même conférence nationale. Ce qui peut, évidemment, être interprété comme le début d’une victoire – en cela que la mobilisation massive a fait changer de stratégie au pouvoir en place – il ne faut pas être dupe de la ruse actuellement à l’œuvre. Parce que prosaïquement, ce à quoi nous assistons est bel et bien une prorogation illégale du mandat de Bouteflika, ce qui s’apparente ni plus ni moins qu’à un coup d’Etat transitionnel ainsi que l’affirment certains. Ainsi que le soulignent les slogans repris dans les manifestations consécutives aux annonces du 10 mars, ils voulaient les élections sans Bouteflika, on leur a offert Bouteflika sans les élections. Comme le souligne très bien El Watan, nous sommes certainement en présence de la dernière ruse de Bouteflika. Le clou est certes planté mais il s’agit désormais pour le peuple algérien de l’enfoncer.
Demain, c’est loin ?
Malgré le semblant de lest lâché par le pouvoir, la colère gronde toujours en Algérie et il sera très intéressant d’observer l’ampleur de la mobilisation de ce quatrième vendredi de manifestations. Déjà, les slogans ont évolué passant du « non au 5ème mandat » au « non à la prolongation du 4ème mandat ». En réalité, et même s’il faut bien se garder de faire de Bouteflika un pharmakon, ce qui se déroule sous nos yeux n’est rien d’autre que l’équivalent moderne du célèbre « encore une seconde monsieur le bourreau ». Plus prosaïquement, et moins poétiquement, le pouvoir essaye en ce moment en Algérie de gagner du temps tout à la fois pour organiser l’héritage et conserver ses prébendes mais aussi en escomptant un essoufflement de l’insurrection en même temps que le surgissement de divisions dans le mouvement populaire.
Si l’on souhaitait paraphraser Churchill, l’on pourrait dire que pour le peuple algérien en lutte ce n’est pas la fin, ni même le début de la fin, tout juste est-ce peut-être la fin du début. En tentant désespérément de gagner du temps en lâchant petit à petit du lest – ces derniers jours, l’Algérie bruissait d’une rumeur de dissolution de l’Assemblée nationale – le pouvoir démontre deux choses à la fois : d’une part qu’il est aux abois, de l’autre qu’il a bien compris les rouages de la conservation du pouvoir. La mise en place de la conférence nationale est sans doute l’un des pièges les plus subtils et dangereux en cela qu’il propose de placer dans les mains du système en place la responsabilité de remodeler le cadre. Mais il n’est plus le temps de respecter les cadres. Cela fait bien trop de temps que la classe dominante gagne du temps par la bouffonnerie des discussions et du faux-semblant électoral. Attendre des prétendus lendemains qui chantent aura été quasiment la seule erreur des peuples depuis toujours. Et convaincre les peuples d’attendre, tout l’art des gouvernants. On dit le peuple algérien fier et impatient, que ces deux qualificatifs se renforcent vendredi après vendredi, qu’une grande grève générale vienne secouer fortement les fondations de ce pouvoir véreux, que les décors s’écroulent en somme et que le peuple algérien puisse à nouveau crier avec fierté Tahia el Djazaïr.
Crédits photo: Reuters
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Je n’étais pas très au fait de l’histoire algérienne, si ce n’est son passé de colonie française et la guerre qui en a découlé.
Cet article m’a non seulement apporté un éclaircissement sur les événements des derniers jours mais aussi sur l’histoire récente de ce pays de l’autre côté de la mare.
Merci beaucoup !
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Merci à toi ! Après c’est loin d’être exhaustif
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Les algériens ne sont pas idiots, ils savent très bien que si leurs manifestations dégénèrent, la réaction du pouvoir sera violente. Après les printemps arabes des autres pays, la Russie a envoyé une grande quantité de chars de combat à l’Algérie. Les américains ont envoyé des blindés transports de troupe au Maroc. Si les manifestations devaient dégénérer, c’est tout un fragile équilibre qui disparaît. Et puis, l’impression que donne la situation actuelle est que l’armée dirige tout et … pourrait prendre le pouvoir comme en Egypte. Si ce scénario devait se réaliser, ce serait avec les encouragements des pays occidentaux. Mais de démocratie à l’occidentale, il est difficile d’y croire.
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