Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007, cela est devenu une constante. Bien que le brandissement de la fameuse et fumeuse valeur travail ne soit pas apparu avec le successeur de Jacques Chirac (sans remonter à la devise pétainiste l’on peut aisément trouver des références à celle-ci au fil de l’histoire politique française), il est indéniable que celui qui fut ministre de l’Intérieur avant d’occuper l’Elysée a replacé au centre du débat ou presque la valeur travail. Tout le monde se souvient en effet de son célèbre travailler plus pour gagner plus et des mesures qui l’avaient accompagné – à commencer par la défiscalisation des heures supplémentaires.
Depuis, bien que présentée sous d’autres formes par moments, c’est toujours la même idéologie qui irrigue les discours des présidents et ministres de ce pays. Lorsque l’on nous explique, en substance, que le travail doit payer comme l’a fait Emmanuel Macron dans son allocution de décembre (sans pour autant revaloriser les salaires bien entendu) c’est à cette même valeur travail que l’on se réfère, de la même manière que c’est au nom de cette valeur que l’on justifie le flicage des chômeurs et le durcissement des sanctions à leur égard. Progressivement, la valeur travail s’est érigée en totem sujet d’un culte qui révèle tout à la fois la soif de domination des puissants en même temps que leur hypocrisie patentée.
Culte de la domination plutôt que du travail
Il est effectivement relativement aisé de constater que derrière le culte de cette valeur travail se dissimule en réalité d’autres desseins bien plus inavouables. En disposant sur un piédestal cette valeur – sans pour autant défendre les salariés et travailleurs – la classe dominante ne fait finalement rien d’autre que de tenter d’aliéner un peu plus les dominés de notre société en leur expliquant que le travail est un totem auquel il faut rendre grâce et arrêter de se plaindre pour un oui ou pour un non. Ce n’est pas dans une optique différente qu’il faut voir les différents propos faisant l’éloge d’une supposée valeur travail qui n’est en réalité rien d’autre qu’une incitation à être docile sous peine d’être placé dans la catégorie des profiteurs fainéants ou des parias de la société.
La valeur travail est donc un bien commode paravent pour faire avancer l’idéologie du néolibéralisme et faire accepter les inégalités. Il s’agit, en somme, de ne plus se préoccuper desdites inégalités mais de tenter de démontrer que les personnes en situation de pauvreté le sont par leur faute. Le corollaire de cette valeur travail n’est effectivement rien d’autre que la fadaise voulant que nous soyons tous responsables de notre situation. Là se situe l’essence même du néolibéralisme, ce système qui promeut la compétition de tous contre chacun au prétexte que, selon la lointaine filiation de la fable des abeilles, les intérêts particuliers poursuivis par chacun permettent en réalité de poursuivre l’intérêt général. Il va de soi que ce culte voué à la valeur travail est l’un des signes les plus inquiétants de l’état de délabrement intellectuel de la gauche dans nos sociétés puisque bien des organisations se réclamant de ce bord de l’échiquier politique ont cédé à ces sirènes.
Les rentiers ou le foutage de gueule permanent
Il arrive parfois que, dans une splendide ironie, l’actualité brûlante illustre un propos que l’on souhaitait tenir. Dans le cas qui nous intéresse, la publication par les Echos d’un article relatant les chiffres records des dividendes versés par le CAC 40 en 2018 (plus de 57 Milliards d’€) joue ce rôle-là. Il est effectivement presque nécessaire – au sens philosophique du terme à savoir ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement – que dès lors qu’une personne se pâme devant la valeur travail et nous explique que le travail doit payer tout en fustigeant les « parasites » ou « l’assistanat » dans une de ces vomissures qui se retrouvent bien trop souvent en une d’hebdomadaires ou de quotidiens, celle-ci est étonnamment silencieuse sur les véritables parasites et assistés de cette société, à savoir ceux qui ponctionnent la richesse produite sans rien faire d’autre que d’être actionnaire.
C’est une dynamique bien connue, le poids du capital vis-à-vis du travail dans notre pays n’a de cesse de s’accroître si bien que chaque année une part de plus en plus importante de la richesse produite par les travailleurs est captée par ceux qui n’ont pas d’autre mérite que d’être rentiers. Est-ce donc cela l’aboutissement de la valeur travail ? A partir de là, nous sommes, je crois, fondés à voir dans ces sombres corbeaux qui croassent à longueur de temps sur le culte que nous devrions rendre à cette valeur travail l’avatar du Tartuffe de Molière. L’hypocrisie qui accompagne leurs discours réprobateurs à l’égard des chômeurs n’a d’égal que leur cynisme et il est grand temps de fracasser les masques pour jeter leur visage en pleine lumière et ainsi montrer que le roi est nu – et qu’il n’est pas très beau à regarder.
Sortir de la tyrannie du marché
Comment, dès lors, sortir de cette ornière et ne pas se contenter de fustiger l’hypocrisie ? Il me semble qu’une réflexion globale et profonde sur la notion même de travail est un préalable indispensable pour reconstruire un corpus intellectuel qui, sans critiquer aveuglément le travail, se borne à l’émanciper de la dynamique de marchandisation auquel il est soumis. A cet égard, les travaux de Bernard Friot sont particulièrement intéressants en cela qu’ils abordent la question de la marchandisation du travail et donc du délaissement par le marché de tout ce qui ne lui rapporte pas. Dans la même optique, la notion de « vie active » que l’on nous rabâche à longueur de temps doit impérieusement être déconstruite sous peine de nous rendre incapables de penser en dehors du cadre puisque cette expression agit comme une forme de prison mentale.
Parler de « vie active » est en réalité le meilleur moyen pour cacher la réalité des faits c’est-à-dire le constat que la vie active que médias et politiciens nous louent à longueur de temps contribue en réalité à nous rendre inactif. Pour saisir une telle approche il nous faut passer par le détour de Hannah Arendt et de sa conception de la vita activa. En somme, il s’agit de mettre en évidence à quel point la « vie active » s’oppose à la vita activa et contribue donc à nous rendre inactif. Dans la conception de la philosophe allemande et notamment dans Condition de l’homme moderne, elle définit la vita activa en l’opposant à la vita contemplative, la vie des idées. Elle place donc dans cette notion trois concepts clés dans sa pensée : le travail (au sens large), l’œuvre et l’action. Ce faisant, la philosophe redonne toute sa place à l’action politique. C’est par la vita activa que l’être humain peut agir sur sa condition et ainsi s’engager en politique. En réduisant la « vie active » au seul travail marchand et en oubliant les deux autres composantes essentielles que sont l’œuvre et l’action, notre époque contribue à nous rendre totalement inactifs d’un point de vue politique en nous enjoignant à n’être actif que sur le seul front du travail marchand. C’est précisément à ce niveau que se situe l’oxymore dans l’expression « vie active » puisqu’elle agit comme ces termes du novlangue imaginée par Orwell dans 1984 et qui visait à empêcher toute forme de pensée différente. Nous savons donc ce qu’il nous reste à faire pour pouvoir enfin dire : le travail marchand est mort, vive le travail !
Crédits photo: Frep
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[…] y a quelques semaines j’avais abordé la question de la valeur travail dans un billet – ou plus précisément le culte dont celle-ci est l’objet et ce que nous apprend ledit culte […]
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[…] y a quelques semaines j’avais abordé la question de la valeur travail dans un billet – ou plus précisément le culte dont celle-ci est l’objet et ce que nous apprend ledit culte […]
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