Il est aux alentours de 14h30 ce samedi quand l’écran de mon téléphone s’allume pour afficher une notification de l’application de France Info. A quelques minutes du lancement de la marche blanche en hommage aux victimes de la rue d’Aubagne, celle-ci indique que les recherches sont définitivement terminées dans les décombres des bâtiments effondrés et que les sauveteurs ont l’assurance qu’il n’y a pas d’autres corps sous les gravats. Cette notification vient clore une semaine pénible et douloureuse au cours de laquelle nous avons vu le bilan s’alourdir progressivement. De l’effondrement des immeubles le lundi 5 novembre à la fin des recherches le 10 novembre, chaque jour ou presque une ou plusieurs notifications sont venues lester le bilan qui est finalement de huit morts.
Impuissants, nous avons été forcés de voir s’égrener cette liste mortuaire sans rien pouvoir y faire pendant qu’en parallèle, les responsables de ce carnage pavoisaient dans les médias ou sur le terrain en expliquant qu’ils avaient fait tout ce qui était dans leurs possibilités pour éviter un tel drame mais que, comble de l’indécence nous y reviendrons, ils ne pouvaient rien face à la puissance des éléments naturels. Comme un symbole de plus, un balcon s’est effondré lors du passage de la marche blanche ce samedi, symbole d’une ville en train de s’écrouler sur elle-même tandis que l’équipe municipale assure que tout va bien et qu’elle a tout fait pour éviter les drames. Il est plus que temps de démasquer les criminels et de démontrer à quel point le drame de la rue d’Aubagne n’est pas fortuit mais bien la conséquence en même temps que le symbole d’une politique bien plus large.
Derrière le drame, les responsabilités
Après le choc et la sidération, il est absolument essentiel de se poser la question des responsabilités de l’effondrement des bâtiments. Reformulons, cette quête est celle de la responsabilité criminelle de ceux qui ont laissé les choses pourrir au point de voir deux immeubles s’effondrer et ensevelir huit personnes. Les autorités publiques, à commencer par la majorité municipale et son maire Jean-Claude Gaudin, ont fait preuve d’une indécence qui n’a d’égale que leur incompétence. Evidemment, la responsabilité des marchands de sommeils, ces vautours prompts à se nourrir de la misère humaine et à louer des taudis à des prix exorbitants aux personnes n’ayant pas pour autre possibilité que de loger dans cette fange, est engagée. Mais que dire de celle d’une majorité municipale qui n’a eu de cesse de détourner les yeux du problème constitué par l’habitat insalubre et vétuste de Marseille ?
Il est d’ailleurs hautement révélateur de voir que l’adjointe au maire chargée de l’urbanisme, Laure-Agnès Caradec, a rapidement fuit la ville sous prétexte d’un congrès sur l’urbanisme se tenant à Lille. Symbolique d’une mairie qui, tel Ponce-Pilate, se lave les mains et s’attribue des satisfécits en même temps que des brevets de bonne conduite, la fuite de l’adjointe au maire révèle avec une acuité et une cruauté rares à quel point Jean-Claude Gaudin et ses sbires n’ont que faire de l’habitat des personnes les plus dominées de cette ville. Dans une conférence de presse surréaliste, le maire a expliqué que son équipe et lui n’avait rien à se reprocher. Une telle déconnexion pourrait prêter à sourire si la situation n’était pas si tragique. Un document publié par La Marseillaise montre effectivement que la mairie était au courant dès 2014 et en 2015, dans un rapport dirigé par Christian Nicol, était consignée toutes les alertes que la mairie et l’Etat ont balayé d’un revers de main. Dans ledit rapport, consultable dans son intégralité ici, il était effectivement et explicitement écrit : « on estime à 40 400 le nombre de logements privés potentiellement indignes présentant un risque pour la santé ou la sécurité de 100 000 occupants ». Et qu’a fait la mairie après la publication de ce rapport ? Rien du tout, il faut dire que l’îlot Noailles est habité par des personnes en situation de grande pauvreté qui ne pèsent rien électoralement.
Derrière la carte postale
Il est évident que l’émoi et l’effroi suscités par l’effondrement de ces bâtiments ainsi que la mort de huit personnes dans leurs décombres prennent énormément de place. L’émotion a été grande à Marseille et ses habitants ont fait preuve d’une solidarité magnifique, nous y reviendrons. Nous devons, selon moi, prendre garde, toutefois, à ce que ce drame affreux ne finisse pas par occuper tout l’espace et faire oublier le reste. Au contraire, il me semble qu’il faut utiliser cette tragédie comme une lampe permettant de faire la lumière sur les conditions de vie de dizaines de milliers de Marseillais. Pour trois immeubles effondrés et huit morts, combien de personnes vivent dans des conditions d’insalubrité avancée ?
Il faut lire les multiples enquêtes publiées par Marsactu – journal en ligne qui effectue un travail salvateur sur le terrain – il faut écouter les centaines et centaines de témoignages contant les conditions de vie désastreuses de familles entières dans le centre-ville et les quartiers nord de la ville, il faut tout simplement mettre son manteau et se balader dans Marseille pour voir que nombreux sont les bâtiments à présenter des fissures béantes. Derrière l’effondrement de ces bâtiments et le fracas qui s’en est suivi, il faut entendre le silence assourdissant de la honte de familles vivant sous le seuil de pauvreté dans des taudis loués à prix d’or par des marchands de sommeil que la ville laisse faire, il faut voir les poches de pauvreté dans cette ville qui, d’autre part, regorge de maisons avec vue sur la mer. Il faut voir ces bidonvilles dans le 3ème arrondissement de la ville, cet arrondissement frontalier du projet Euroméditerranée. Derrière la carte postale, la situation est terrible, entre des écoles non-chauffées et qui fuient, des minots qui ne savent pas nager faute de piscines municipales ou des quartiers nord complètement enclavés, conséquence d’un réseau de transports publics construits en dépit du bon sens. Les bâtiments de la rue d’Aubagne et leurs morts ne sont finalement que la partie émergée – peut-être devrions nous dire écroulée – de l’iceberg.
Le cruel symbole
Lundi dernier, quand nous apprenions que des bâtiments s’étaient effondrés et que l’un d’entre eux était propriété de la SOLEAM, société d’économie mixte, il était presque impossible de ne pas voir dans le drame qui se produisait sous nos yeux un cruel symbole de la gestion erratique de la ville par Jean-Claude Gaudin et ses affidés. Qu’est-ce qu’un symbole sinon une chose qui renvoie à autre chose qu’à elle-même ? Il parait évident que l’effondrement des bâtiments de la rue d’Aubagne ainsi que l’ensemble des arrêtés de mise en péril pris depuis le drame pour de nombreux autres bâtiments renvoient à autre chose qu’à eux-mêmes. Ils viennent souligner à quel point la majorité municipale s’est détournée des Marseillais depuis des années pour satisfaire ses lubies de faire de la ville un équivalent de Miami. En investissant massivement de l’argent dans des malls démesurés, en décidant d’utiliser l’argent bien plus pour attirer les touristes que pour conserver en état la ville pour les Marseillais, Jean-Claude Gaudin et son équipe ont tourné le dos à la ville.
Depuis Marseille Provence 2013, la politique de gentrification s’est accentuée et l’objectif à peine voilée de la majorité municipale est de récupérer le centre-ville. En d’autres termes il s’agit de changer radicalement la face du centre de Marseille, historiquement lieu de brassage et creuset entre divers horizons. Il suffit d’aller se balader au Marché des Capucins pour comprendre l’atmosphère de ce centre-ville divers et pluriel. Las, Gaudin et sa majorité œuvrent depuis des années pour le dépeupler de ses habitants historiques afin d’y installer des hôtels de luxe et autres centres commerciaux hideux. Le terme de symbole a pourtant une autre signification. Etymologiquement, en effet, il dérive du grec ancien symbolon qui signifiait « mettre ensemble ». Dans la Grèce Antique le symbole était un morceau de poterie que deux cocontractants partageaient afin de se reconnaître à l’avenir. Si l’on s’intéresse à son étymologie je suis fondé à dire que le drame de la rue d’Aubagne constitue doublement un symbole en cela qu’il semblerait avoir jouer le rôle de catalyseur et de rassemblement dans la mobilisation contre une équipe municipale à bout de souffle.
Et maintenant, on fait quoi ?
Parce que c’est finalement la seule question qui vaille. Si Gaudin et ses soutiens ont fait preuve d’une indécence rarement vue, je préfère me concentrer sur la réaction très digne et solidaire des Marseillais, assurément symbolisée par la marche blanche ainsi que cette minute de silence poignante dimanche après-midi au Vélodrome. Dans son excellent essai Les Affects de la politique, Frédéric Lordon explique que c’est parfois le franchissement de seuils parfois imperceptibles qui précipite des changements d’ampleur. Je ne crois pas qu’il soit absurde de voir en ce qu’il s’est passé dans la rue d’Aubagne l’un de ces franchissements de seuil. La réaction solidaire et citoyenne des Marseillais face à l’ignominie d’une mairie aux abois qui essaye de dissimuler sa responsabilité démontre que la solution ne peut venir que d’en bas.
Face à une majorité et un maire qui ont complètement délaissé des pans entiers de la ville, seul un réveil citoyen massif est susceptible de faire changer radicalement les choses. Il n’est pas encore trop tard mais chaque jour l’urgence se fait plus pressante. Il revient à chacun d’entre nous de nous mobiliser, de faire corps et de leur pourrir la vie jusqu’à ce qu’ils comprennent que plus personne ou presque ne veut de cette caste aux commandes de la ville. Assez de démobilisation et de découragement, le temps est venu de nous lever pour de bon et de porter haut l’histoire bravache de Marseille, cette fille lointaine de Phocée qui a toujours ou presque été méprisée et moquée. A l’heure d’une fin de règne crépusculaire de la part de Gaudin c’est à nous de les dégager lui et ses sbires. Cela prendra assurément du temps mais tel est le prix à payer. « Au cœur le plus sombre de l’histoire, écrit Camus dans Prométhée aux enfers, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour. Mieux que la révolte contre les dieux, c’est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde ». Cette semaine, Marseille a saigné et pleuré. Puissions-nous dans quelques temps regarder ce sang et ces larmes en se disant qu’ils auront marqué le début du changement. Puissent ce sang et ces larmes ne pas avoir servi à rien. Pour les morts de la rue d’Aubagne, pour tous ceux qui vivent dans des conditions insalubres, pour eux, pour nous, pour Marseille, que le printemps advienne !
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