Voilà plusieurs mois que notre pays est frappé par un scandale sanitaire. 35 nourrissons ont en effet été malades après avoir bu du lait infantile produit par Lactalis, le géant laitier numéro un mondial. Ledit lait était contaminé par des salmonelles et les nourrissons ont dû être hospitalisés. Il est absolument dramatique de constater que la vie de personnes très vulnérables a été mis en jeu pour de sombres questions mercantiles – nous y reviendrons. Cette crise Lactalis a agi comme une véritable onde de choc sur le milieu laitier, de nombreux producteurs craignant un effet « vache folle » sur les produits laitiers et une forte baisse de leur consommation.
Cette crise, si elle concerne avant tout les questions sanitaires, permet de jeter une lumière crue et puissante sur le milieu du lait. Elle a effectivement mis en évidence les relations de dépendance qui existaient entre les producteurs laitiers et les grandes entreprises qui leur achètent leur production en même temps qu’elle souligne la situation catastrophique et dramatique dans laquelle se trouve la filière. Plus largement, ce qu’il convient désormais d’appeler le scandale Lactalis devrait nous permettre d’entamer un vrai débat de fond sur le modèle agricole que nous souhaitons. Celui qui est actuellement en place ne saurait, en effet, perdurer très longtemps.
L’argent contre les gens
Il faut tout d’abord revenir sur le scandale sanitaire actuel qui a mis la vie de nourrissons en danger. Comment résumer ce scandale sinon en affirmant que l’ensemble des acteurs concernés ont fait le choix de l’argent contre les gens ? De Lactalis aux magasins de la grande distribution en passant par l’Etat qui, par la voix de Bruno Le Maire, fait preuve d’une odieuse tartufferie, tous ont préféré la logique du profit ou de la baisse des dépenses à la sécurité alimentaire de nos concitoyens, y compris les plus fragiles. Il est effectivement bien trop facile de s’excuser platement ou de faire les gros yeux une fois que l’on est pris la main dans le sac. Il aurait été plus utile, courageux et honnête d’agir avant que le pot aux roses soit découvert. Les actes de contrition forcés et autres remontrances qui relèvent plus de la communication qu’autre chose ne valent rien en regard de la responsabilité qui est la leur dans ce scandale.
Parce qu’il nous faut dire les choses clairement et rappeler la chronologie des faits. Si les premiers nourrissons tombés malades l’ont été en septembre, la genèse de ce scandale remonte à un mois plus tôt, en août. Lactalis a effectivement effectué des tests ce mois-ci dans son usine de Craon en Mayenne où ont été produits les laits infantiles, tests qui y ont révélé la présence de salmonelle. Toutefois lesdits contrôles ne sont pas rendus publics par le géant laitier, sans doute par peur d’avoir à rappeler un nombre important de lots. Première victoire de l’argent face à la santé. Lorsqu’après deux premières décisions de retrait des produits le gouvernement exige le retrait immédiat de tous les produits Lactalis produits dans l’usine de Craon le 21 décembre, plusieurs enseignes de grandes distributions continuent à commercialiser les produits incriminés. Deuxième victoire de l’argent contre la santé. Au-delà de ces deux victoires, il en est une troisième sans doute plus grave encore. Lorsque Bruno Le Maire a fustigé les pratiques de Lactalis et de la grande distribution il a dû être frappé d’amnésie. C’est en effet lui qui, ministre de l’Agriculture, a réduit de façon drastique le nombre de contrôleurs sanitaires. Il semble découvrir aujourd’hui que s’il y a moins de contrôleurs, les contrôles seront moins efficaces. La logique de rentabilité et de gérer l’Etat comme une entreprise finit par aboutir à ce genre de scandale.
La crise permanente
Par-delà la crise sanitaire ponctuelle, le scandale Lactalis met en évidence – le très bon dernier numéro de Cash Investigation traite largement le sujet – la crise qui frappe le secteur laitier. Plus précisément la crise qui frappe les producteurs laitiers. Ne vous inquiétez pas, en effet, pour les géants agroalimentaires du lait, leurs comptes se portent très bien, quand bien même Lactalis refuse obstinément de les publier. Les producteurs laitiers en revanche sont clairement la variable d’ajustement de ce marché. Le prix du lait pour les consommateurs a effectivement augmenté mais la part revenant aux producteurs a, elle, fondu. Nombreux sont les producteurs qui vendent leur production à perte et se retrouvent lourdement endettés parce que l’industrie laitière tire constamment les prix d’achat vers le bas pour mieux augmenter ses marges et son profit.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire il n’y a pas de grandes différences entre les deux géants français et mondiaux du lait dans leur approche de la question. Lactalis, entreprise familiale, et Sodiaal, coopérative laitière, achètent tous deux à un prix très bas leur lait aux producteurs et la part des profits reversés aux agriculteurs est infime. C’est d’autant plus dérangeant dans le cas de Sodiaal que celle-ci est à l’origine une coopérative désormais divisée en cinq branches dont une seule est réellement sous ce statut et l’essentiel des profits du groupe est mis en réserve plutôt que redistribuer aux producteurs de lait. La présence de Général Mills, un géant agroalimentaire américain, dans le groupe est certainement la raison de ce demi-milliard d’euros mis en réserve. Qu’est-ce qui explique sinon le fait de vouloir augmenter la valorisation de l’entreprise qu’une telle somme soit mise en réserve ? Pas grand-chose.
Nous le voyons donc, le scandale Lactalis déborde allègrement du simple cadre sanitaire. Celui-ci pose en effet des questions lourdes sur la structure du système laitier et plus largement du système agricole. A l’heure où les suicides se multiplient dans le monde des agriculteurs, il est plus que temps d’avoir un débat profond sur le modèle que nous souhaitons adopter. La chute des revenus des producteurs laitiers – et l’on pourrait élargir la question à l’ensemble des agriculteurs – n’est pas un évènement fortuit dû à un quelconque hasard mais bel et bien la conséquence d’une politique agricole totalement absurde de la part de l’Union Européenne. C’est effectivement la fin des quotas laitiers qui a précipité la chute des revenus. Plus largement, à l’heure actuelle c’est à Chicago et dans toutes les bourses agricoles que se décide le sort des agriculteurs. On spécule sur les productions agricoles comme on le ferait sur des produits financiers dérivés. Il est temps de repartir à l’offensive contre cet empire qu’est le capitalisme néolibéral financiarisé. « Au cœur le plus sombre de l’histoire, écrit Camus dans Prométhée aux enfers, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour. Mieux que la révolte contre les dieux, c’est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde ». Soyons des Prométhée, il n’y a que ça qui vaille.