Pour des médias libres et démocratiques (1/4): le champ de ruines actuel

Licenciement politique d’Aude Lancelin (qui a publié Le Monde libre pour le raconter), publication d’une longue enquête de Laurent Mauduit sur le monde des médias – Main basse sur l’information – ou encore purge à I-Télé après l’arrivée de Jean-Marc Morandini sur la chaine, l’année 2016 a été marquée par la continuation d’une logique délétère et dangereuse pour notre démocratie au sein des médias dits dominants. Traitement partiel et partial de nombreux sujets, pensée unique au sein des pages, désaffection toujours plus grandissante de la part des citoyens à l’égard des grands médias, nombreux sont les symptômes qui témoignent de la crise profonde que traverse les médias français tombés, pour la plupart, aux mains d’une dizaine d’industriels. Cette crise profonde traversée par les médias français ébranle également notre démocratie puisque nulle démocratie ne saurait être parfaite sans véritable contre-pouvoir et les médias en constituent peut-être la tête de file. Alors que les médias et les journalistes ont vocation à être les chiens de garde de la démocratie afin de ne pas permettre à l’élite politico-économique d’outrepasser ses compétences, ceux-ci sont depuis trop longtemps devenus des chiens de garde pour permettre que le système actuellement en place ne bouge pas et ne soit jamais remis en question. Il ne s’agit évidemment pas d’incriminer les journalistes en tant que tel qui sont nombreux à vouloir exercer leur métier en gardant la tête haute mais d’interroger les grandes dynamiques à l’œuvre depuis des décennies, celles qui ont abouti à jeter les médias dans les bras d’industriels peu scrupuleux.

Si, comme le disait Jefferson, un pays sans gouvernement mais avec presse libre est préférable à un pays avec gouvernement mais sans presse libre alors il est grand temps d’agir pour redonner de la noblesse aux médias, en les sortant des griffes acérées dans lesquelles ils se sont perdus – parfois volontairement. Comme je le disais plus haut, au-delà de la simple liberté de la presse c’est bel et bien toute notre architecture démocratique qui est en péril. A trop sacrifier l’urgence à l’essentiel nous avons oublié l’urgence de l’essentiel ainsi que l’écrit brillamment Edgar Morin. Le voilà qui nous rattrape par le col et nous force à composer avec lui sous peine de sombrer définitivement dans une forme de dictature douce qui n’aurait rien à envier à celle que décrivait Georges Orwell dans 1984. Il n’est pas trop tard pour casser la dynamique mortifère actuellement à l’œuvre au sein des médias français mais pour cela il faudra que cette question soit l’une des questions centrales de la campagne présidentielle qui s’annonce. Sans volontarisme fort, il n’y a en effet guère de chance que les médias recouvrent une pleine et entière liberté alors même que nous en avons besoin si nous voulons conserver et améliorer notre système démocratique. Il n’est pas trop tard mais l’urgence devient chaque jour plus pressante. Pour parvenir à rendre nos médias plus libres et plus démocratiques il me semble qu’il nous faut absolument partir du champ de ruines actuel qu’a entrainé la double normalisation subie par les médias. Afin de sortir de l’ornière, réinventer la loi de 1881 sur la liberté de la presse me semble être absolument nécessaire pour que la chèvre de Monsieur Seguin triomphe enfin du loup.

 

Liberté des médias et pression politique

 

Parler de liberté des médias sans évoquer les diverses pressions que peuvent subir les rédactions me paraît impossible. Lorsque je parle de pression politique, cela ne renvoie pas nécessairement aux pressions directes que peuvent exercer les politiciennes et les politiciens mais bien plus à l’ensemble des pressions de nature politique qui peuvent être exercées au sein même d’une rédaction. Il arrive souvent que, malgré les chartes d’indépendance de rédaction, les journalistes soient incités – voire franchement contraints – de revoir leurs papiers afin de ne pas heurter « les amis du journal » comme le dit très subtilement Aude Lancelin dans Le Monde libre. Lorsque Bernard Henri-Levy a ses entrées dans plusieurs médias (Marianne et L’Obs pour ceux qui ont été révélés), lorsque les « amis du journal » parviennent à faire pression sur le directeur de la rédaction pour placardiser un journaliste ou empêcher la publication de certains papiers, lorsque les médias se transforment en courroie de transmission pour tel ou tel politique, tel ou tel chef d’entreprise alors c’est un devoir de se lever contre de telles pratiques qui non seulement salissent la pratique du journalisme mais mettent en péril la démocratie.

L’exemple d’Aude Lancelin est, à ce titre, éloquent. Journaliste depuis des décennies et directrice adjointe de la rédaction de L’Obs chargée de la partie Idées de l’hebdomadaire, celle-ci s’est faite évincer pour des raisons politiques avec la complicité du directeur de la rédaction Mathieu Croissandeau qui, voulant plaire aux trio d’actionnaires, s’est empressé de tirer la charrette de son adjointe et d’apporter sa tête sur un plateau au trio BNP (Bergé-Niel-Pigasse) ainsi qu’à Claude Perdriel ancien propriétaire du journal avant de le jeter avec amour dans les bras du trio d’industriels. Une telle démarche n’est pas simplement inélégante comme certains voudraient nous le faire croire mais touche aux fondements mêmes du métier de journaliste et à l’indépendance de la rédaction. Il a été reproché à Aude Lancelin d’avoir donné la parole dans la rubrique Idées à des intellectuels proche de Nuit Debout considérés comme des « dangers pour la démocratie ». Il est toujours assez consternant et à la fois drôle de constater que pour défendre la démocratie ou, hier, la liberté d’expression, il faut enlever le droit de parole à ceux qui ne pensent pas comme vous. Finalement, pour tous ces grands patrons de presse et pour tous leurs affidés dans les directions de rédaction, la liberté d’expression c’est seulement la liberté de penser dans le moule et de ne surtout pas porter atteinte à leurs intérêts ou à leurs négoces. Nous y reviendrons plus tard mais qui peut penser que les propriétaires de médias n’usent pas desdits médias comme d’un moyen d’influence en même temps qu’ils censurent au moins indirectement les enquêtes qui pourraient nuire à leurs firmes. Dans cette entreprise d’intimidation, les propriétaires sont, il est vrai, bien aidés par toute une caste d’éditorialistes qui ont pris le pouvoir dans les rédactions et qui sont les meilleurs alliés des propriétaires.

 

La tyrannie des éditorialistes

 

Parler de tyrannie des éditorialistes revient à caractériser ces derniers comme étant des tyrans. Si je parle de tyrannie des éditorialistes, c’est parce que ceux-ci possèdent tous les attributs du tyran. Dans la Grèce Antique, un tyran désigne un individu disposant d’un pouvoir absolu, après s’en être emparé de façon illégitime. Et comment nier qu’aujourd’hui, les éditorialistes ont un pouvoir illégitime et quasiment sans bornes ? Il serait trop manichéen et donc faux de mettre tous les journalistes dans le même sac. Depuis des mois – particulièrement depuis la victoire de Trump – nous voyons fleurir une critique acerbe qui englobe tous les journalistes qui seraient complètement coupés des réalités quotidiennes des Français. Ce serait instruire un procès à charge et injuste à l’extrême majorité des journalistes qui tentent de faire leur travail de manière rigoureuse et appliquée en s’attelant à rendre compte des dynamiques à l’œuvre dans le pays. Comme je le disais en introduction c’est moins les journalistes pris individuellement qui sont à incriminer que le système global dans lequel ils évoluent et il est vrai que ce système global induisant des dynamiques profondément anti-démocratiques est symbolisé par une poignée d’éditorialistes qui sont devenus les nouveaux nababs de la presse et des médias en général. Certains d’entre eux, comme Christophe Barbier, sont même devenus directeur de rédaction tant leur place est devenue prépondérante dans les médias. Il faut dire qu’ils sont parfaitement inféodés à leurs employeurs et qu’ils constituent les chiens de garde les plus méchants du système politico-économique actuellement en place.

Pas un jour ne passe, en effet, sans que l’un des membres de cette camarilla ne déverse son fiel sur une personne ou un groupe de personne qui ne pensent pas comme eux. Ces éditorialistes et ces grands patrons de presse apparaissent comme une coterie qui favorisent ceux qui font partie de leur compagnie et cabalent contre ceux qui n’en sont pas. Il n’y avait qu’à entendre les réactions des éditorialistes sur les plateaux TV après la victoire de Benoît Hamon lors de la primaire socialiste. Tous ligués et mus par un intérêt commun, ces éditorialistes ont sorti le bazooka pour descendre celui qui s’opposait à leur vision du monde. C’est sûr, ils auraient préféré que cela soit Manuel Valls le candidat des socialistes comme l’a dit sans fard et sans ambages la très chère Ruth Elkrief en expliquant que Manuel Valls était le seul qui parlait des vrais problèmes. Il faut donc comprendre que non seulement ces éditorialistes agissent comme des tyrans au sein de leur rédaction mais aussi qu’ils sont convaincus d’avoir la vérité révélée et que seul leurs propos sont rationnels et dignes d’être écoutés et suivis. Ils font partie de ceux que je place sous le vocable de Parti du Réel, ces gens qui seraient les seuls, selon eux, à être en accord avec la réalité et à avoir des propositions réalistes alors même que leur Réel se défie de toute réalité, que leur Réel nous a menés dans une affreuse réalité, dans un monde où les inégalités explosent, où les riches sont toujours plus riches et les pauvres plus nombreux et dans un monde qui court complètement à sa perte parce qu’il ne veut pas prendre en compte la question environnementale – qui n’est « qu’une question de bobo » selon la même Ruth Elkrief.

 

Les médias, nouveaux joujoux des puissants

 

Le 15 mars 1944, le Conseil National de la Résistance publiait son programme de reconstruction. L’ambition du CNR était d’assurer « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères ». Aujourd’hui, plus de 70 ans après la publication de ce programme il va sans dire que nous sommes loin, et c’est un euphémisme, d’avoir atteint cet objectif. Pour la première fois depuis très longtemps, l’ensemble de la presse et des médias, ou presque, sont sous la coupe de grands industriels. Une dizaine de milliardaires se partagent le gâteau des médias français actuellement. Alors en proie à des difficultés économiques grandissantes, nombreux sont les médias à s’être jetés avec amour dans les bras d’industriels peu scrupuleux qui n’ont aucun intérêt financier direct dans la gestion de ces médias. Si les motivations sont différentes d’un grand industriel à l’autre, l’achat d’un titre de presse ou d’un média répond toujours à un autre objectif qu’à celui d’être un généreux mécène ou bienfaiteur pour la presse et ainsi assurer la pluralité des opinions. C’est ainsi que les médias sont aujourd’hui devenus des jouets aux mains de grands patrons industriels qui voient d’un bon œil la détention de titres de presse afin de faire grandir leur influence et de les utiliser comme ils utiliseraient des lobbys.

De Xavier Niel qui a acquis Le Monde pour gagner une respectabilité après avoir commencé sa carrière dans le téléphone rose à Vincent Bolloré qui utilise le groupe Canal comme une agence de communication pour lui et ses amis en passant par Patrick Drahi qui offre les titres de presse à ses abonnés téléphoniques comme un vulgaire cadeau dans un Happy Meal, la totalité des grands patrons de presse usent et abusent de leurs médias pour défendre leurs intérêts propres de manière directe ou indirecte. Directement c’est quand ils censurent des enquêtes qui feraient du mal à leur business ou qu’ils téléguident un missile contre leurs concurrents. Indirectement c’est quand ils font du lobbying par l’intermédiaire de leurs médias en montrant qu’ils peuvent faire pression sur le gouvernement. Quoiqu’il en soit tous les médias ou presque détenus par ces grands patrons industriels sont déficitaires et cumulent les plans de licenciement ainsi que les subventions de l’Etat alors même qu’ils sont détenus par des multimilliardaires. A force de regarder faire sans bouger le moindre doigt nous devenons complices de cette mascarade qui prend la démocratie en otage et fait vivre l’enfer aux journalistes des rédactions qui vivent dans l’angoisse du licenciement ou dans le surmenage étant donné que les costs killers sont devenus les membres les plus puissants dans l’entourage des propriétaires de médias. Voilà l’état actuel des médias français. Ne nous en cachons pas, il est sombre. Cela ne veut pas dire qu’aucune lueur d’espoir n’est présente mais, bien que quelques titres soient encore bien debout, c’est en face d’un véritable champ de ruines que nous nous trouvons. Nous voilà comme Octave, le héros imaginé par Alfred de Musset dans La Confession d’un enfant du siècle, qui, contemplant les ruines fumantes de l’empire napoléonien, ressent un immense vide et un profond dégoût envers l’époque qui est la sienne. Ce constat effroyable a été rendu possible par une double normalisation au sein des médias ce qui a eu pour conséquences de mettre la plupart de ces médias au pas.

 

Partie I: Le champ de ruines actuel

Partie II: La double normalisation

Partie III: Réinventer la loi de 1881

Partie IV: Faire triompher la chèvre de Monsieur Seguin

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