De quoi la société civile est-elle le nom ?

Il y a près de trois semaines, La République en marche – nouveau nom d’En Marche – a dévoilé la liste de ses candidats pour les élections législatives. Il y a une semaine, le premier gouvernement d’Edouard Philippe a été nommé. Au-delà de la volonté de fracturer le Parti Socialiste et Les Républicains, l’un des principaux axes sur lequel le mouvement du Président de la République a communiqué a été la forte proportion de membres de la « société civile » à la fois chez les candidats aux législatives et parmi les ministres. L’ancien ministre de l’économie s’était engagé à nommer à parts égales des personnes de la société civile et des personnes issues du sérail politicien dans un souci, disait-il, de renouvellement.

Alors oui on peut s’interroger sur les critères retenus par La République en marche pour désigner ses candidats aux législatives puisque société civile a été pris dans un certain sens : a été considéré comme membre de la société civile toute personne qui n’avait pas un mandat exécutif par le passé. Toutefois, il serait malhonnête et injuste de ne pas reconnaître qu’Emmanuel Macron a bel et bien fait entrer des personnes non issues du monde politicien au gouvernement. Evidemment, le nouveau président n’est ni le premier ni le seul à mettre en avant la fameuse société civile si bien qu’aujourd’hui tous les mouvements ou presque rivalisent pour se réclamer de ladite société civile ou revêtir l’adjectif citoyen. Loin des effets d’annonce et autres enfumages, il convient, selon moi, d’analyser froidement cet engouement récent pour la société civile mais aussi les dévoiements qui l’accompagnent.

 

Une ou des sociétés civiles ?

 

Le principal écueil qu’il faut urgemment mettre en évidence consiste précisément dans la forme d’uniformisation que sous-entend la formule « la société civile ». Dans une forme de manichéisme primaire et dans un raisonnement aussi binaire que simpliste il faudrait croire qu’il y a d’un côté les hommes et femmes politiques et de l’autre les membres issus de la société civile. Au-delà du caractère binaire qui nie toute la complexité de la réalité, un tel raisonnement aboutit nécessairement – et ne nous cachons pas derrière notre petit doigt c’est le but recherché – à expliquer que tous les membres de la société civile sont identiques.

Je crois bien au contraire qu’il est à la fois erroné et hautement simplificateur de parler de LA société civile à moins de vouloir sciemment refuser en bloc toute la complexité et la diversité qu’elle recèle. De la même manière que la société française ne saurait être uniforme et homogène, les sociétés civiles sont plurielles si bien que certaines entre en contradiction avec les autres dans la mesure où leurs intérêts divergent grandement. Quel dénominateur commun existe-t-il, par exemple, entre l’ouvrier devant subir des conditions de travail épouvantables et l’actionnaire qui en récolte le fruit ? Aucun ou presque. En ce sens vouloir imposer l’expression de société civile avec tous les présupposés qu’elle comporte est, qu’on le veuille ou non, une démarche hautement politique. En somme l’expression de société civile agit comme un objet transitionnel, cet objet utilisé pour représenter une présence rassurante pour les nourrissons, à la différence près que celui-ci est utilisé pour rassurer les Français quant à la représentativité de ceux qui les dirigent.

 

Le grand mirage

 

Il va sans dire que l’expression société civile utilisée à cette fin est l’un des plus grands leurres de notre époque. La société civile vantée par Macron à longueur de temps a, selon moi, de forts accents de Lampedusa. Non pas cette île en pleine Méditerranée devenue à la fois cimetière et figure de la honte européenne face au drame migratoire mais bien plus l’auteur du Guépard. Dans ce livre, le jeune Tancredi pris au milieu de troubles révolutionnaires aura la phrase demeurée célèbre : « pour que tout reste comme avant il faut que tout change », souvent transformée en « il faut que tout change pour que rien ne change ».

Dans un excellent article publié sur leur site, les journalistes de Marsactu ont parfaitement résumé l’approche qu’a Emmanuel Macron de la société civile. En parlant des candidats investis par La République en marche dans les Bouches-du-Rhône, le journal indépendant marseillais a titré « hors cadre mais tous cadres ». Parmi les candidats issus de la société civile présenté par le mouvement présidentiel, aucun ouvrier n’est présent. Le gros des effectifs est fournis par les cadres, les indépendants et les professions libérales. Il n’y a certes rien d’étonnant à cela quand on lit le programme de Macron ou que l’on se remémore les points sur lesquels il a axé sa campagne. De la même manière pour la formation de son gouvernement, Emmanuel Macron est allé chercher les membres de la société civile dans les hautes sphères. Pour qu’un système représentatif fonctionne vraiment il faut que les élus et que ceux qui dirigent représentent réellement la société dans son ensemble. En ce sens, l’expression de société civile utilisée à tort et à travers par beaucoup sert dans énormément de cas à mettre un masque neuf sur le vieux monde sans changer la moindre chose en profondeur.

 

 

Phagocyter, la spécificité du capitalisme

 

Il serait partiel, et donc partial, de limiter le dévoiement d’une notion à la simple question de la société civile. Au contraire, tout au fil de son histoire, le capitalisme a démontré que pour se maintenir en place il était capable non seulement de résister aux obstacles qui se dressaient devant lui mais surtout qu’il était d’une grande plasticité ce qui lui a permis d’incorporer ces éléments pour se renforcer en les affaiblissant. C’est bien là toute la victoire du capitalisme néolibéral : avoir réussi à imposer son vocabulaire à tout si bien que même pour le critiquer il faut utiliser ses concepts. C’est l’enfermement suprême de la souris dans sa cage, condamnée à courir toujours plus vite en pensant s’en sortir alors même qu’une telle action concourt à renforcer le système dominant.

Nous voilà pris au piège mis en évidence par Romain Gary dans Les Racines du ciel, piège qu’il place dans la bouche de Saint-Denis : « Oui c’était un homme de chez nous [en parlant de Waïtari]. Il pensait comme nous et il était nourri de nos idées et de notre matière politique. Je pensais : tu veux bâtir une Afrique à notre image, ce pour quoi tu mériterais d’être écorché vif par les tiens. Je sais bien que ça sera une Afrique totalitaire mais ça aussi, ça surtout, ça vient de chez nous. Je le pensai mais je ne l’ai pas dit. […] Je ne dis rien de ce que je pensais. Ce n’était pourtant pas l’envie qui me manquait. J’avais envie de lui dire : ‘Monsieur le Député, j’ai toujours rêvé d’être un noir, d’avoir une âme de noir, un rire de noir. Vous savez pourquoi ? Je vous croyais différent de nous. Je vous mettais à part. Je voulais échapper au matérialisme des blancs, à leur pauvre sexualité, à la triste religion des blancs, à leur manque de joie, à leur manque de magie. Je voulais échapper à tout ce que vous avez si bien appris de nous et qu’un jour ou l’autre vous allez inoculer de force à l’âme africaine- il faudra, pour y parvenir, une oppression et une cruauté auprès desquelles le colonialisme n’aura été qu’une eau de rose et que seul Staline a su faire régner, mais je vous fais confiance à cet égard : vous ferez de votre mieux. Vous allez accomplir pour l’Occident la conquête définitive de l’Afrique. Ce sont nos idées, nos fétiches, nos tabous, nos croyances, nos préjugés, notre virus nationaliste, ce sont nos poisons que vous voulez injecter dans le sang africain… Nous avons toujours reculé devant l’opération-mais vous ferez la besogne pour nous. Vous êtes notre plus précieux agent. Naturellement nous ne le comprenons pas : nous sommes trop cons. C’est peut-être ça la seule chance de l’Afrique. C’est peut-être grâce à ça que l’Afrique échappera à vous et à nous. Mais ce n’est pas sûr. Les racistes ont beaucoup dit que les nègres n’étaient pas vraiment des hommes comme nous : il est donc fort possible que ce soit encore un faux espoir que nous avons fait ainsi miroiter aux yeux de nos frères noirs’ ».

 

Langage et domination

 

En laissant les termes être retournés dans tous les sens et utilisés pour dire l’inverse de leur sens d’origine, nous avons déserté un terrain de lutte : celui du langage. On pourrait croire que ce n’est qu’une lutte d’arrière-garde. Il n’en est rien. Tous les linguistes, ou presque, à commencer par Saussure dans son Cours de linguistique générale le disent : le langage est un des éléments fondamentaux dans la structuration de la pensée. Pour résumer, alors que l’on a longtemps pensé que le langage ne servait qu’à exprimer sa pensée, beaucoup de linguistes s’accordent aujourd’hui à dire que le langage n’est pas qu’un medium de la pensée mais bel et bien un élément constitutif de la pensée. Dès lors, l’avènement de tel ou tel type de langage, loin de n’être qu’un artifice, contribue grandement à structurer la pensée commune. « Le but du novlangue, écrit Orwell dans l’appendice de 1984, était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée ». Il me semble que nous vivons depuis quelques dizaines d’années le surgissement et l’établissement d’une sorte de novlangue. Celui-ci n’est certes pas porté par un totalitarisme mais les conséquences sont les mêmes pusiqu’il s’agit de couper court à toute logique de contestation du système en place.

Le langage permet de structurer notre pensée et donc d’induire des cheminements intellectuels. Pour l’avoir oublié, les grands mouvements proposant une alternative ont fait le lit du marché et du capitalisme néolibéral qui lui n’est pas passé à côté de cette composante essentielle. Il est assez ironique de constater que les conclusions de penseurs hostiles au capitalisme ont fini par n’être plus utilisées que par lui. Il me semble donc qu’il est urgent de se réapproprier le langage pour pouvoir construire des alternatives à ce système. Cela ne pourra se faire que si nous nous émancipons des schémas préconçus induits par le langage managérial qui nous a envahis. Si la victoire des idées précédent bel et bien les victoires électorales, il est grand temps de s’atteler à ce combat qui est loin d’être un combat d’arrière-garde ou un simple artifice. Il est chaque jour plus urgent d’abandonner la position de Winston Smith dans 1984 pour adopter celle de John le Sauvage dans Le Meilleur des mondes et construire des alternatives hors du système en place.

 

Nous le voyons donc, la question de la société civile – voire des mouvements citoyens – n’est pas une question auxiliaire. Si rien n’est fait pour contrecarrer les vues du capitalisme néolibéral financiarisé sur cette notion, il ne faudra pas s’étonner que celui-ci réussisse son OPA sur la notion. Il faut dès maintenant nous réarmer intellectuellement sous peine de courir au-devant de grandes déconvenues. En 1956, dans sa lettre à Maurice Thorez, Aimé Césaire eut ces mots pleins de lumières : « Le résultat est qu’à l’heure actuelle le monde est dans l’impasse. Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime. C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres. L’heure de nous-mêmes a sonné ». Il est grand temps de faire sonner le gong et de rallumer les étoiles dans cette nuit épaisse qui nous menace un peu plus chaque jour.

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