De Martin Eden, on en entend souvent que c’est un roman autobiographique, très beau, dans lequel Jack London projette sa propre vie. Il y a évidemment de ça. On constate des similitudes troublantes entre les vies de Jack London et de Martin Eden, notamment dans l’itinéraire de la misère au succès ou dans la motivation première de cette élévation sociale, à savoir l’amour porté à une femme. Martin Eden ressemble à Jack London dans ses tentatives forcenées d’être publié et surtout dans les refus qui lui sont opposés au départ. Jack London ressemble à Martin Eden quand il va réclamer avec fracas l’argent qu’un journal lui doit pour une nouvelle.
Toutefois, il me semble qu’il faille voir dans Martin Eden bien plus qu’un simple et beau roman autobiographique. Dans ce livre, Jack London partage, à mon sens, sa philosophie. D’ailleurs, comme l’écrivait si brillamment Camus, une roman n’est-il pas qu’une philosophie mise en image ? A mon sens, Jack London nous livre avec ce roman, considéré à raison comme son chef d’œuvre, sa conviction philosophique la plus profonde : l’individu ne peut l’emporter face à la société. En refusant tous les codes, Martin se condamne à l’échec finalement, échec qui marque, pour Jack London, la défaite ultime de l’individualisme.
Martin, figure de l’autodidacte trop lucide
Si Martin puise la motivation à apprendre et à se cultiver- ainsi que ses premiers « cours »- dans l’amour enflammé qu’il porte à Ruth, il va parfaire sa culture et son enseignement tout seul. Sa boulimie de lecture (philosophique, scientifique, sociologique etc.) va lui permettre d’acquérir une solide culture général et une faculté formidable de raisonner. Par ce personnage, Jack London nous montre finalement que la force de volonté est capable de soulever des montagnes. En s’astreignant à seulement 5h de sommeil par nuit, voilà que le jeune Martin Eden, issu du milieu ouvrier et que rien ne prédestinait à devenir aussi cultivé, se retrouve l’égal (au niveau des connaissances) d’étudiants de Berkeley ou des plus grands penseurs de son époque. Formidable message d’espoir que nous délivre Jack London en la personne de Martin Eden.
Malheureusement cet espoir est vite douché pour notre jeune autodidacte. « Tous les malheurs des hommes viennent de l’espérance » écrivait Camus en son temps et Martin Eden va en faire l’amère expérience. Ayant acquis une culture solide il peut désormais participer aux soirées mondaines et bourgeoises que côtoie Ruth. Quelle n’est pas sa déception lorsqu’il constate, qu’à l’exception d’un professeur, les bourgeois sont bien moins intelligents que ce qu’il pensait. Lui qui croyait que tous les bourgeois étaient brillants et capables de réflexion, il constate avec effroi que ceux-ci sont surtout enfermés dans leurs dogmes et se retrouvent incapables de penser autrement que selon leurs codes préétablis. Cette analyse lucide de la part de Martin Eden lui fera dire que les bourgeois ne connaissent pas la vie, la vraie vie tout du moins, enfermés qu’ils sont dans leurs dogmes et leur tour d’ivoire.
Chroniques d’un échec annoncé
A plusieurs reprises au cours du roman Martin refusera de se conformer aux codes de la société bourgeoise. Ce refus obstiné d’adopter des codes et des valeurs qui le rebutent coutera à Martin l’amour de Ruth puisqu’après l’avoir incité plusieurs fois à abandonner sa carrière d’écrivain pour lui demander de «trouver une situation», condition sine qua none au mariage pour ses parents, elle finira par rejeter Martin violemment. Son aversion pour les codes de la société bourgeoise et pour ses valeurs vaudra à Martin de ne pas être publié durant de longues années. Malgré la qualité certaine de ses écrits, d’autant plus si on les compare aux torchons qui étaient alors publiés, Martin n’écrivait pas des histoires qui plaisaient aux bourgeois, elles les scandalisaient par leur caractère cru et leur immersion dans la vraie vie.
Ce refus forcené des codes, d’une part, et la nécessité absolue d’accepter ces codes pour réussir d’autre part confèrent à la vie de Martin un caractère tragique. Finalement, la vie de Martin Eden est une tragédie grecque où deux légitimités s’affrontent en étant aussi légitimes l’une que l’autre. Soit il accepte les codes, et donc se trahit, pour réussir soit il n’accepte pas les codes et ne réussit pas. En ce sens, le combat que mène Martin est un combat à la vie à la mort. Il ne saurait y avoir de demi-victoire ou de demi-défaite. En refusant ouvertement et frontalement les codes et valeurs bourgeoises, Martin se condamne au triomphe absolu ou à la déconvenue la plus totale. Il a cru pouvoir réussir en tant qu’individu contre le système en place en raison de sa foi inébranlable dans la nature humaine. Il a même pensé toucher au but lorsque la réussite a enfin daigné le regarder. En vendant des milliers de livres, en étant la nouvelle coqueluche il pensait pouvoir changer les choses. Mais rapidement il s’est rendu compte que les gens, bourgeois pour la plupart, ne l’appréciaient pas pour ce qu’il était (puisqu’il a toujours été le même) mais simplement parce qu’avoir Martin Eden à sa table constituait une réalisation personnelle pour les personnes qui l’invitaient.
Finalement, le succès littéraire de Martin constitue aussi son plus grand échec puisqu’il n’était dès lors plus relié de quelque manière que ce soit à son ancien milieu (il ne comprenait plus ses anciens amis) et qu’il était incapable d’épouser les codes et de rentrer dans le moule bourgeois qu’on lui proposait. Tant qu’il eût foi en l’Homme il put continuer à se battre et à tenter de montrer que l’individu peut changer la société mais à partir du moment où cette foi le quitta, il n’eût plus la force de mener le combat qui était le sien : vivre. A sa force de vie spectaculaire se substitua une pulsion de mort qui l’entraina dans les profondeurs. Sa mort, son suicide plutôt, résume à merveille cette descente aux enfers puisqu’il choisit de se laisser mourir dans le fond de la Mer du Sud.
Une fresque étonnamment réaliste de la bourgeoisie intemporelle (XIXe , XXe, et XXIe siècle, elle ne se dénie pas.
Nous, le peuple nous apprécions.
Dommage que les syndicats officiels rentrent dans la collaboration de classe !
La Cfdt ne se sent elle pas visée par ce propos ?
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