Le cens caché en quelques lignes

S’il y a bien une constante dans la vie politicienne française, c’est le recours à la légitimation par le suffrage universel des gouvernants qui n’ont de cesse d’utiliser cet artifice quand bien même ils appliqueraient une politique allant à 180° de celle pour laquelle ils ont été élus. François Hollande fait bien évidemment figure d’exemple paroxystique de cette logique mais c’est bien plus largement le recours à l’argument selon lequel les élections régleraient tout qui est ici en cause. Le système institutionnel de la Vème République étant ce qu’il est, ces dernières sont effectivement le seul moment – hors exceptionnel referendum – où les citoyennes et citoyens sont appelés à s’exprimer, tout juste leur laisse-t-on le soin de choisir celles et ceux qui choisiront à leur place.

Cette vision de la vie institutionnelle et politique dans notre pays remonte à loin et l’on garde en mémoire les mots de l’abbé Sieyès pour qui « le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants » et qui était partisan d’un pouvoir exécutif très fort ainsi qu’en atteste sa participation active à l’organisation du coup d’Etat du 18 Brumaire. Dans cette histoire au long cours le suffrage censitaire – que la Constitution de l’an I prévoyait d’abolir si elle avait été appliquée – est l’un des outils principaux qui a permis jusqu’en 1848 et la proclamation de la IIème République de tenir à l’écart du vote la grande majorité de la population. Il serait, toutefois, bien peu rigoureux de croire que les pesanteurs d’un cens désormais caché n’existerait plus.

Place sociale et degré de politisation

Ce n’est pourtant qu’assez tardivement que les sciences politiques et la sociologie ont commencé à s’intéresser à cet état de fait en France. Avec Le Cens caché, publié en 1978, Daniel Gaxie pose les jalons de ces analyses qui ont depuis été abondées par bien d’autres et qui lient la position sociale des individus avec le degré de leur politisation. En s’intéressant effectivement à la corrélation qui existait entre ces deux états de fait, le sociologue s’est rapidement rendu compte du poids que pouvait jouer la classe sociale dans les processus de politisation et de conscience politique. Ce qui apparait aujourd’hui comme une quasi-évidence n’avait à cette époque guère d’études sur lesquelles s’appuyer.

Si l’abstention est bien plus élevée parmi les classes populaires, ce n’est pas là une simple preuve d’un désintérêt aux questions politiques mais bien plus le fruit de processus structurels aboutissant au rejet par une fraction importante de ces classes du jeu politique tant parce que les outils leur permettant la compréhension – j’y reviens juste après – des dynamiques partisanes peuvent lui échapper que parce que cet état de connaissance incomplète participe de la position selon laquelle ce n’est pas du jeu électoral que proviendront les solutions. Ce faisant, le cens caché mis en avant ici agit comme une forme de double peine pour ceux qui en sont victimes : non seulement ils ne participent pas à ce jeu électoral mais plus terrible encore, les commentateurs finissent par expliquer que s’ils ne participent pas c’est que la situation leur convient plus ou moins (on retrouve là tous les débats sur l’abstention et sa signification).

Effet pervers et place centrale de l’éducation populaire

Ce que met en évidence Daniel Gaxie va pourtant plus loin que ce simple retrait du jeu électoral et démontre peut-être à quel point le suffrage universel est pervers s’il n’est pas accompagné des mesures d’éducation populaire (donc politique) qui permettent à chacun de décider après une analyse critique. L’incapacité pour une fraction non négligeable des classes populaires d’accéder aux outils de compréhension politique – pour une multitude de raisons (absence d’études donnant accès au savoir critique, abrutissement au sens premier du terme par le travail subordonné, etc.) – peut certes avoir pour conséquence de les faire se retirer du jeu électoral mais aussi pousser à des votes qui desservent leurs intérêts.

A cet égard, l’on peut justement penser à l’instauration du suffrage universel en 1848 et les conséquences que celui-ci a eu du fait d’un manque d’éducation politique des masses à cet instant là de l’histoire politique française. Ce qui s’est produit à cette époque peut bien évidemment se reproduire aujourd’hui et c’est assurément pour cela que l’éducation populaire est aujourd’hui plus que jamais une nécessité pour toutes celles et tous ceux qui entendent construire une société plus juste et fraternelle. Ce n’est pas en expliquant doctement aux gens qu’il faut faire ceci ou cela que les choses changeront radicalement à mon sens mais bien plus en permettant au plus grand nombre de donner accès au savoir critique et donc d’être convaincus intrinsèquement et non plus de manière extrinsèque (par des arguments assénés simplement de l’extérieur) du bien fondé d’un changement radical de modèle. Au travail donc.

Crédits photo: Lamartine devant l’Hôtel de Ville de Paris le 25 février 1848 refuse le drapeau rouge –  Félix Philippoteaux

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