Il y a quelques mois, la démission de Nicolas Hulot – quelque peut théâtralisée et vraisemblablement pensée par lui-même comme un moyen d’agiter les consciences – avait marqué les esprits. Bien que l’ex-ministre de la Transition écologique et solidaire n’ait pas marqué de son empreinte la politique du gouvernement auquel il appartenait en ne remportant presqu’aucun des arbitrages (a-t-il seulement tenté de le faire ?) dans lequel il était impliqué, sa démission en direct à la radio annoncée par une voix presque chevrotante a eu l’effet d’un coup de semonce pour beaucoup. Peut-être avons-nous vécu ce jour-là dans notre pays l’un de ces franchissements de seuil imperceptible capables d’entrainer des changements d’ampleur dont parle Fréderic Lordon dans Les Affects de la politique tant Nicolas Hulot est une figure de l’écologie en France.
Dans la foulée de sa démission, nous avons vu se multiplier les appels aux pétitions, aux marches pour le climat, etc., dans une tendance qui continue aujourd’hui encore. Je crois que le départ à la fin de l’été du ministre le plus médiatique et sans doute le plus populaire du gouvernement a, en même temps que dépouillé le pouvoir macroniste de ses oripeaux écologiques, marqué une forme de prise de conscience pour beaucoup que la situation était critique et qu’elle appelait à des choix radicaux. Pourtant, de la même manière que Nicolas Hulot s’est gardé d’aller jusqu’au bout de sa clarification lors de sa démission, il me semble que cette prise de conscience citoyenne qui semble poindre pourrait, si l’on manque le coche, se révéler être un écueil en cela qu’elle a toutes les chances de se transformer en prise de conscience perverse – au sens premier du terme à savoir ce qui semble de prime abord bénéfique mais se révèle finalement néfaste – si l’on refuse d’aller au bout de la logique et d’exprimer que le problème est bien le système économique régissant la planète.
Vers une prise de conscience ?
Je le disais plus haut, la démission de Nicolas Hulot a joué d’une certaine manière le rôle d’électrochoc pour l’opinion publique. Les mots forts qu’il a prononcés sur France Inter en cette matinée de fin d’août ont certainement fait réfléchir beaucoup de monde. Couplés à la multiplication des épisodes météorologiques extrêmes – le dernier en date étant ce mois de février printanier aux températures de fin mai ou début juin que nous avons très récemment vécu – ceux-ci ont agi comme une forme d’apocalypse si l’on accepte de prendre son acception grecque à savoir la révélation. Il y a, me semble-t-il, dans ce que nous vivons actuellement avec cette prise de conscience massive qui semble poindre quelque chose de profondément camusien.
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? écrit le philosophe franco-algérien dans son essai éponyme. Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce « non » ? Il signifie, par exemple, ‘les choses ont trop duré’, ‘jusque-là oui, au-delà non’, ‘vous allez trop loin’, et encore, ‘il y a une limite que vous ne dépasserez pas’. En somme, ce non affirme l’existence d’une frontière ». Il ne me semble pas aberrant de voir quelque chose de l’ordre de la révolte camusienne dans le mouvement actuel (des marches pour le climat à la pétition « L’affaire du siècle ») dans la mesure où une limite semble avoir été franchie et que des personnes se mobilisent pour faire front commun et ainsi matérialiser la phrase la plus célèbre de l’ouvrage de Camus, « je me révolte, donc nous sommes ».
Marches pour le climat, pétitions et après ?
Cette révolte qui semble voir le jour se matérialise principalement par une pétition, L’affaire du siècle, soutenue par déjà plus de deux millions de personnes et visant à assigner l’Etat en justice mais également par des marches du climat régulièrement organisées depuis quelques mois. Dans le sillage de certains mouvements notamment initiés par des Youtubeurs, nombreuses sont effectivement les personnes à s’engager dans ces marches, à propager cette pétition et à tenter d’agir à leur petite échelle. S’il est évident que ce genre d’actions est nécessaire, il me semble que celles-ci ne sauraient être suffisantes. Que ça soit pour l’écologie ou pour bien d’autres sujets, nous avons désormais la preuve que les marches, les manifestations, les pétitions, etc., ne fonctionnent pas – peut-être devrions-nous dire ne fonctionnent plus.
A quand remonte, en effet, la dernière manifestation ayant abouti à une victoire de ceux qui manifestaient ? Tant sur le champ social (loi Travail, réforme du statut de la SNCF pour ne citer que les dernières grandes luttes sociales) que sur le champ sociétal, les manifestations, ou tout du moins les manifestations classiques que l’on pourrait caricaturer en promenade de République à Bastille, ne paraissent plus être les actions pertinentes pour remporter des victoires. A ce titre, le mouvement des Gilets jaunes prouve également cela, à sa manière. C’est précisément parce que les manifestations se sont transformées en manifestations sauvages et qu’elles ont eu lieu dans le périmètre des lieux de pouvoir tant économiques que politiques ou symboliques qu’elles ont eu un écho. Dans son édition de février, Le Monde diplomatique relate à merveille à quel point ces manifestations ont provoqué la peur et l’effroi chez les dominants. Pour demeurer dans le domaine écologique et en regardant quelque peu dans le rétroviseur, l’on constate assez rapidement que ce sont très souvent les actions coup de poing contre les McDonald’s ou les champs OGM qui ont marqué les esprits.
Le mythe de la responsabilité individuelle
Il n’est toutefois pas surprenant de voir que nous prenons actuellement le risque de tomber dans l’ornière de l’action à sa petite échelle en pensant que cela suffira. Depuis longtemps, en effet, tout ce que cette planète compte de lobbys et de dominants martèlent à tue-tête que la responsabilité de l’écologie est individuelle. Il s’agit en somme de nous dire que si chacun éteignait la lumière en quittant une pièce et urinait sous la douche, alors le changement climatique serait enrayé. Ce discours fait partie prenante du néolibéralisme qui s’est imposé depuis des décennies et qui postule que c’est à chacun de répondre à ses responsabilités. Il s’agit en somme pour toutes les grandes entreprises et les dominants d’externaliser les potentialités négatives (d’une part en faisant payer tout le monde et d’autre part en faisant reposer la responsabilité de l’écologie sur les individus) tout en internalisant les potentialités positives, en d’autres termes les lucratifs profits. Le Cash investigation consacré à la problématique du plastique avait magnifiquement démontré ce problème.
Il nous faut, je crois, urgemment déconstruire ce mythe qui nous mène droit à l’abime. Dans la Grèce Antique, le mythe – qui dérive de muthos – définissait le domaine de l’opinion fausse, de la rumeur, du discours de circonstance. En somme, le mythe est le discours non-raisonné, qui se veut être une forme de fable. Par opposition, le logos était, lui, le discours raisonné. C’est précisément le passage du muthos au logos qui a posé la pierre fondatrice des philosophes de la Grèce Antique. De la même manière que le mythe de la Grèce antique a empêché durant de longues années la mise en place de la philosophie, le mythe de la responsabilité individuelle sur les questions écologiques (porté notamment par le mouvement des colibris) empêche une réflexion systémique et globale à propos des mesures à prendre pour réellement enrayer le changement climatique, mesure qui ne sont, vous l’aurez bien compris, ni dans le simple tri de nos déchets ou dans le fait de faire pipi sous la douche, mais bien dans une attaque frontale du système économique, le capitalisme puisqu’il faut appeler les choses par leur nom.
La farce du capitalisme vert
Maintenant que les problématiques écologiques sont une préoccupation majeure pour un nombre croissant de personnes, le capitalisme et les entreprises qui vivent par et pour ce système tentent de faire croire qu’il est possible d’amender ledit système pour le rendre compatible avec ces aspirations, ce qui ne les empêche pas, nous l’avons vu, de mettre en avant la responsabilité individuelle à tout va (comme quand Emmanuel Macron dans une vidéo grotesque mettait en scène les lumières de l’Elysée éteintes). Plutôt que de penser que la seule responsabilité individuelle permet de lutter contre le réchauffement climatique je crois, au contraire, qu’il est absolument nécessaire – au sens philosophique du terme, à savoir ce qui ne peut pas ne pas être ou être autrement – de sortir du cadre économique actuel. Il ne peut y avoir de politique environnementale ambitieuse et raisonnable dans le système économique financiarisé et prédateur dans lequel nous vivons. Croire que le marché se moralisera par je ne sais quel miracle c’est croire que le Père Noël existe et qu’il viendra assurer la transition écologique. Tout ceci est pareil aux contes que l’on raconte aux enfants, dans la réalité aucune main invisible ne vient réguler le marché pas plus que le capitalisme est capable de devenir vert.
Cette gigantesque opération de greenwashing est pourtant à l’œuvre. On nous explique que si les entreprises polluent c’est qu’elles ne peuvent pas faire autrement. C’est, en somme, le TINA de Thatcher appliqué à l’écologie. Depuis quelques années nous avons vu émerger la notion de RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise) dans les milieux économiques et les business cool de toute la planète se complaisent dans des cours de « Sustainable development » qui ne sont en réalité que des fadaises présentes pour se donner bonne conscience. Sans un volontarisme étatique fort, sans un changement économique majeur, sans un combat farouche face aux forces qui n’ont que le profit en tête et des calculatrices en guise de cœur et de cerveau, nulle transition écologique digne de ce nom n’est possible. La bérézina du marché des quotas de CO2 à l’échelle européenne est, à ce titre, très révélatrice : le marché sait contourner les règles quand on ne le régule pas de manière franche et directe. Aussi longtemps que nous continuerons à croire cette fable que l’on nous raconte comme si nous étions des enfants prêts à nous endormir alors nous irons de défaites en défaites. Il est plus que temps de rompre radicalement. D’ailleurs, dire que le marché s’autorégulera et que le capitalisme deviendra vert comme par magie serait risible si la situation n’était pas si tragique. Il n’y a pas, à mon sens, de thème plus républicain que celui de l’écologie puisque la Terre est notre Res Publica, notre chose commune et c’est pourquoi celle-ci mérite toute notre énergie pour changer radicalement de système économique. Il n’est pas encore trop tard pour agir mais l’urgence se fait chaque jour plus pressante. Tâchons de rapidement nous rappeler que, selon la magnifique phrase d’Antoine de Saint-Exupéry, « nous n’héritons pas de la Terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants ».
Crédits photo: Socialisme libertaire
[…] 8 mars 2019 Marwen PolitiqueCapitalisme, Ecologie […]
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