Il y a quelques jours, de nouvelles révélations sur l’évasion fiscale ont eu lieu. Le consortium européen des journalistes d’investigation a, en effet, publié les résultats d’une enquête de longue haleine sur les pratiques d’évasion fiscale un peu partout en Europe et dans le monde. En France, Le Monde et Cash Investigation ont été les pourvoyeurs de révélations. On y a donc appris à quel point les puissants de ce monde jouaient avec les lois afin d’éviter de payer la TVA ou leurs impôts. Certaines personnes nommément citées dans l’enquête n’ont d’ailleurs pas tardé à réagir de manière plus que véhémente. Ainsi en est-il de Bernard Arnault qui, dit-on furieux, a décidé de couper court à toute publicité dans le journal Le Monde privant ainsi le quotidien de plusieurs centaines de milliers d’euros de revenu.
Ces révélations qui, loin de faire l’effet d’une bombe, viennent confirmer ce que nous savions déjà ont le mérite de porter à nouveau la focale sur la problématique et le scandale constitués par ces pratiques odieuses de fraude fiscale, d’optimisation fiscale et d’évasion fiscale. Les trois pratiques, si elles ne sont pas identiques (la fraude fiscale est punie légalement quand les deux autres ne le sont pas), s’insèrent toutes trois dans une même dynamique, cette volonté d’accumulation vorace, ce refus obstiné de participer au financement de l’Etat, en bref cet égoïsme symptomatique du capitalisme néolibéral financiarisé, cet ogre qui dévore tout sur son passage.
Eternel recommencement
Dans le titre éponyme de son album Eternel recommencement, le rappeur Youssoupha affirme d’emblée : « Ok ! J’ai beau brailler sur des dizaines de mesures, j’peux rien t’dire d’original qu’un autre rappeur t’ai jamais dit. Parce que finalement nos plaintes sont les mêmes, on décrit la même réalité, on dénonce les mêmes problèmes. Titre après titre, album après album. Au point qu’j’ai l’sentiment que tout ça n’est qu’un éternel recommencement… » Il me semble que l’on peut pasticher cette introduction du rappeur francilien en affirmant qu’enquête après enquête, révélation après révélation, l’on dénonce les mêmes problèmes de fraude et d’évasion fiscales au point d’avoir le sentiment de vivre un éternel recommencement.
Il y aurait en effet quelque chose de franchement drôle à voir un certain nombre de personnes jouer la comédie de la surprise si les choses n’étaient pas si dramatiques. Nous avons effectivement vu se mettre en place la sempiternelle farce de la surprise dès lors que les révélations des Paradise Papers ont commencé à voir le jour. Tout se déroule comme si personne n’était au courant que les plus riches de nos concitoyens et les grandes entreprises ne passaient pas leur temps à chercher les moyens de truander le fisc. Faire croire que l’on est surpris de ces révélations c’est nous prendre pour des lapins de trois semaines en face des phares d’une voiture. Leur arrogance n’a d’égal que leur mépris et leur morgue crasse à notre égard.
La fable de l’indignation
Parallèlement à cette farce de la surprise dont nous sommes les dindons, s’est progressivement mise en place une autre fable, celle de l’indignation. Aussi avons-nous pu entendre Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, affirmer qu’il fallait lutter contre ces pratiques, un peu comme s’il découvrait l’eau chaude. La palme des affabulateurs revient sans aucun doute à Pierre Moscovici. Du haut de son mépris, l’actuel Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, à la Fiscalité et à l’Union douanière – ce n’est pas une blague – a affirmé via Twitter que « le monde opaque de l’évasion fiscale [apparaissait] soudain au grand jour ».
L’ensemble ou presque de la classe politique a pris le même air de passionara d’opérette pour exprimer sa stupeur face aux révélations. Les mêmes personnes qui sont au pouvoir depuis des décennies, qui ont construit un système (nous y reviendrons plus tard) qui permet voire favorise cette optimisation fiscale jouent désormais les vierges effarouchées. Au-delà du foutage de gueule, il y a un mépris certain affiché par ses réactions faussement outragées. Dans le grand bal de Tartuffe qu’est la vie, ces personnes sont assurément celles qui méritent le plus les places d’honneur. Si Dieu se rit réellement des Hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes selon la si belle phrase de Bossuet, tendons l’oreille il y a de fortes chances que nous l’entendions rire à gorge déployée devant ces parfumés qui nous expliquent à quel point ils sont stupéfaits face à ce qu’ils ont contribué sciemment à créer.
Le problème systémique
A chaque fois que nous sommes mis en face de telles révélations, certains nous expliquent la bouche en cœur qu’il s’agit là de quelques brebis galeuses qui, s’il faut les punir, ne représentent en rien la globalité des grandes entreprises ou richesses du monde. D’aucuns vont même jusqu’à convoquer le fameux et fumeux argument « mais les entreprises dont vous parlez créent de l’emploi » (il faudra d’ailleurs un jour déconstruire cet argument ô combien absurde). Il est aisé et confortable de penser qu’il ne s’agit que d’agissements répréhensibles d’une petite minorité d’acteurs, qu’évasion et fraude fiscale ne sont que la face obscure du capitalisme. Je crois au contraire que ces dynamiques morbides ne sont pas le revers ou je ne sais quelle foutaise du capitalisme mais simplement sa deuxième jambe, celle sans laquelle il ne pourrait tenir debout.
Ces circuits nébuleux et opaques par lesquels s’évaporent l’argent des Etats, ainsi que l’a très bien démontré Gabriel Zucman dans La richesse cachée des nations : Enquête sur les paradis fiscaux, est consubstantiel de ce capitalisme néolibéral financiarisé devenu complètement fou au sein duquel l’accumulation illimité du capital est la seule religion de ces fêlés qui se croient sages. Loin d’être une dérive qu’il s’agit de corriger, l’évasion et la fraude fiscales font partie intégrante du modèle politico-économique actuellement en place si bien que les Etats protègent de facto les fraudeurs – on pense ici au verrou de Bercy par exemple – ou favorisent cette optimisation fiscale qui, rappelons-le, est légale. C’est précisément dans la légalité de ces procédés d’évitement de l’impôt que réside le véritable scandale à l’heure où les Etats, en particulier ceux de l’Union Européenne, se sont liés les mains face aux grandes transnationales.
Union Européenne, la grande passoire
Si j’évoque le cas de l’Union Européenne, c’est précisément parce qu’elle est sans doute la caricature de ce problème systémique et de cette optimisation fiscale acceptée pour ne pas dire encouragée. Dans les traités régissant l’UE, la liberté de circulation des capitaux figure en bonne place et c’est en vertu de ce principe que nous avons vu se mettre en place une véritable dynamique de dumping fiscal au sein de l’UE et, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, une véritable course au moins-disant fiscal. Loin d’être une malencontreuse conséquence des traités, ceci est l’une des volontés de l’UE et est assurément l’un des symboles les plus éclatants du caractère ordo-libéral de la construction européenne.
Aussi voyons-nous se mettre en place un peu partout dans l’UE, une dynamique à la fois inquiétante et morbide qui veut que des paradis fiscaux voient le jour régulièrement. L’île de Man a été mise en avant par Cash Investigation mais l’Irlande ou le Luxembourg figurent en bonne place de l’ignominie fiscale tant ces deux pays passent leur temps à passer des accords secrets avec de grandes entreprises afin de collecter l’impôt en échange d’un taux d’imposition défiant toute concurrence. On touche ici aux contradictions inhérentes aux traités européens. Tous ceux qui continuent à réclamer une Europe sociale et tout autre type de fadaises oublient en effet qu’aucune harmonisation fiscale n’a vu le jour dans l’UE et que pas même un embryon n’est prêt de se mettre en place tant un nombre conséquent de pays n’y a absolument aucun intérêt.
Tous floués !
Que convient-il de faire en face de ces nouvelles révélations qui ne font que confirmer le caractère systémique du problème et les faillites de l’UE ? Rallier un maximum de personnes à cette cause est, il me semble, le préalable le plus nécessaire. Il est grand temps de faire nôtre le pertinent précepte de Marx postulant « qu’une idée devient une force lorsqu’elle s’empare des masses ». Néanmoins, une difficulté point dès lors que l’on essaye de s’atteler à cet objectif de diffusion du problème, l’évasion et la fraude fiscales sont des principes lointains, que l’on ne perçoit pas. Dans son excellent livre Les Affects de la politique, Frédéric Lordon explique qu’il faut souvent expliquer concrètement de quoi il en retourne pour que les idées s’emparent réellement des masses.
Dans le cas de la fraude et de l’évasion fiscale, un principe doit être martelé encore et encore à mes yeux : les deux pratiques confinent à la même logique, l’enrichissement de l’un et l’appauvrissement de tous. C’est précisément parce que des dizaines de milliards d’euros manquent dans les caisses de l’Etat que l’on nous serine avec le déficit de l’Etat et c’est au prétexte de ce déficit que l’on met en place des politiques austéritaires qui frappent durement les plus pauvres tandis que les riches festoient en mangeant du caviar en haut lieu. C’est la fraude et l’évasion fiscales qui participent à la logique qui baisse le nombre de fonctionnaires, les contrats aidés, les services publics en somme tout ce qui contribue à faire société.
Dans le même livre, Frédéric Lordon explique que c’est parfois le franchissement de seuil invisible qui précipite des changements d’ampleur. On peut espérer que les révélations des Paradise Papers joueront ce rôle tant le temps presse et l’urgence grandit chaque jour. Dans ce combat qui s’annonce face au titan que représente ce capitalisme arrogant et qui semble tout puissant c’est à chacun d’entre nous d’agir. Nul deus ex-machina ne viendra nous sauver. « Je me révolte donc nous sommes » écrivait Camus dans L’Homme révolté. Il est grand temps de mettre en action ses paroles pour attaquer la caste politico-économique au pouvoir. Floués de tous les pays, soulevons-nous, soulevons-les.
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